Michel Houellebecq, Sérotonine

Les gilets verts

En jan­vier 2017, Michel Houel­le­becq disait sur un pla­teau télé : « Je vais arrê­ter avec l’axe poli­tique. Les sen­ti­ments sont plus impor­tants, j’en n’ai pas fini avec l’amour. Mes romans peuvent paraître très néga­tifs mais il y a beau­coup de moments de bon­heur aussi, sou­vent ça rate de peu et je n’ai tou­jours pas été au fond “. En dépit de son affir­ma­tion et quoique dépla­çant son roman à la cam­pagne nor­mande, l’auteur ne se fait pas buco­lique pour autant. Une nou­velle fois — poreux à l’époque — il anti­ci­pait la crise qui tra­verse la France et le monde occi­den­tal.
Le sep­tième roman demeure dans la suite logique de celui qui — quoique moins enclin selon ses dires à la forme roma­nesque —  lui donne une ampleur cor­ro­sive. Elle fait de lui un écri­vain d’exception. Dans cette nou­velle fic­tion un cadre-sup de 46 ans, agro­nome et déprimé per­met une suite à Exten­sion du domaine de la lutte. L’amour est pré­sent (sans que l’auteur puisse encore en tou­cher le fond) mais le social et la poli­tique tout autant. Le pre­mier dépend très lar­ge­ment des seconds. C’est là une contex­tua­li­sa­tion que bien des écri­vains négligent.

L’auteur reste à sa manière vision­naire. A l’intersection de deux routes nor­mandes une sorte de révolte se fomente. Et Houel­le­becq, au moment où son héros revi­site ses amours pas­sées, déclame sa vision du monde avec la vio­lence iro­nique et déses­pé­rée d’une  langue capable de redon­ner une dignité d’être — mais par la bande.
Face à l’écrasement, le roman­cier  avance  à l’emporte-pièce et à coup de phrases chocs. Il est donc  facile de l’accuser de tous les maux (entre autre celui du popu­lisme) pour peu qu’on le lise par le petit bout de la lorgnette.

La verve  est omni­pré­sente. L’auteur frappe tout azi­mut, presque à l’aveugle et bien des vain­queurs en prennent pour leur grade : les Hol­lan­dais sont “une race de com­mer­çants poly­glottes et oppor­tu­nistes”, les Anglais (encore euro­péens) “presque aussi racistes que le Japo­nais”. Pas plus de condes­cen­dances pour les classes pari­siennes aisées et éco­res­pon­sables.
Si bien que les gilets jaunes vont décou­vrir une cau­tion “morale” qu’ils ont tant de mal à trou­ver dans leur rang. Comme eux, l’auteur s’élève contre la pau­vreté que fomente le libé­ra­lisme à tout crin. Il esquisse une  lutte de classes mais en une accep­tion plus large que celle où le réduisent les popu­lismes nive­leurs et faus­se­ment dis­tri­bu­tifs (sinon dans leurs slo­gans)  de droite comme de gauche.

Houel­le­becq tou­te­fois ne se veut en rien maître à pen­ser. Il casse tout ce qui pour­rait le lais­ser pen­ser. Il reste irré­cu­pé­rable par sa radi­ca­lité pro­vo­ca­trice. Adepte du trop c’est trop, il  pousse le bou­chon au-delà des limites d’une cer­taine “accep­ta­bi­lité” dont il se moque.
Il pré­fère à la vio­lence impli­cite de la civi­li­sa­tion celle d’un lan­gage qui se doit d’oser l’excès au moment où la pla­nète craque sous le joug d’un capi­ta­lisme mon­dial aux mains de quelques féo­daux (parés au besoin comme en Chine de mar­xisme). Tout est bon pour la lutte. Si bien que même la pré­ser­va­tion de chambres fumeurs dans les hôtels Mer­cure devient un com­bat aussi néces­saire que d’autres qui paraissent plus importants.

C’est la loi de la farce houel­le­bec­quienne. Elle n’est pas loin de celle d’un Beckett. Certes, le Fran­çais semble plus engagé que lui. Dans ce roman son héros devient un gilet vert en lutte contre les ravages de la sur­con­som­ma­tion et de l’hyperproductivité. Pour autant, le mili­tan­tisme de l’auteur se garde sur­tout d’être res­pec­table afin — et par la bande — de scé­na­ri­ser ce qui manque le plus à notre société : l’amour.
Le héros — sem­blable et frère de l’auteur maître en auto­dé­ri­sion - n’en est pas plus capable que les autres, dupes et vic­times de croyance en des valeurs plus ver­na­cu­laires. D’où ce qui reste l’essentiel dans l’oeuvre autant lit­té­raire que ciné­ma­to­gra­phique de l’auteur : la soli­tude crasse. Elle tente de se pur­ger de manière cathar­tique par une cru­dité sexuelle (car elle demeure la plus bio­lo­gique) plus que de cares­ser des espoirs.

Dans ce but, l’auteur force le trait, remet le turbo côté pédo­phi­lie et zoo­phi­lie his­toire, non de faire pleu­rer Mar­got, mais d’obliger à bon­dir les for­çats des échan­gismes plus accep­tables. Tou­te­fois ces consi­dé­ra­tions sont secon­daires. L’objectif est de mon­trer un monde qui s’écroule au seuil de cer­taines détresses que nul pou­voir n’ose abor­der.
Dans ce nou­vel opus et une nou­velle fois, le roman­cier va frac­tu­rer son lec­to­rat. Il sera appré­cié ou abhorré mais ne lais­sera per­sonne indif­fé­rent. D’autant que sa “Nau­sée” est d’un autre aca­bit que celle de Sartre. Ce der­nier jugeait du haut de son bon droit les “autres”. Houel­le­becq à l’inverse en fait par­tie. Et c’est bien cela qui gêne. Comme trouble sa façon de trans­for­mer la fic­tion en le plus superbe des jeux de mas­sacre dont la gra­tuité n’est pas le moindre attrait.

Trai­tant, par exemple, Freud de “gui­gnol autri­chien”, l’auteur n’a pour­tant rien à voir avec les vati­ci­na­tions pitoyables d’un Onfray. Si bien que Séro­to­nine porte bien son titre. Se retrouve ici l’esprit du Dis­paru — nou­veau titre de L’Amérique de Kafka dans la nou­velle tra­duc­tion Pléiade.
Existent les mêmes humour déri­soire et force de frappe. De l’espoir, il semble peu ques­tion. Mais qu’on y prenne garde. A lire donc sur les ronds-points comme dans les salons des pouvoirs.

jean-paul gavard-perret

Michel Houel­le­becq, Séro­to­nine, Flam­ma­rion, Paris, 2019, 352 p. — 22,00 €.

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