Dans son propre travail poétique comme dans cette anthologie astucieusement fléchée, Anne-Marie Jeanjean ne cesse de détruire les statues de diverses commandeurs. Et contre l’apathie des anthologies trop “plates” — comme celle parue il y a quatre ans dans La Pléiade -, la poétesse et Shanshan Sun ont choisi des moments qui ne sont pas anodins (ils sont séparés par une béance parlante).
Entre les deux époques : un grand vide. Celui de l’ère maoïste où la poésie fut mise à la botte du politique puis détruite par une entreprise d’acculturation dont la Chine a eu du mal à se défaire : le mythe du Timonnier reste toujours rampant chez le nouveau maître de l’empire.
Anne-Marie Jeanjean et Shanshan Sun ont l’immense mérite de comprendre ce que la modernité veut dire. Tous les poètes choisis sont des sophistes plus que des rhéteurs. Il convient cependant de dégager le premier de ces termes de toutes les critiques qui l’entourent. Le sophiste est celui qui met l’accent sur un point majeur : tout être est effet du dire. Et ce qui intéresse les poètes retenus n’est pas “la” vérité mais comment elle se fabrique.
Une telle approche n’a donc rien de politique. Sous l’emprise du P.C. Chinois se crée en effet un lissage que les poètes de la modernité refusent. Pour eux, parler est un acte qui n’appartient pas à l’influence de maîtres à penser idéologiques. Les seuls qu’ils reconnaissent sont le réel, l’émotion qu’il provoque en se nourrissant de ce que les auteurs plus anciens en ont dit pour déplacer les horizons admis.
Dans cet ensemble — que pour notre part nous ne pouvons apprécier que dans sa traduction — quelques noms brillent : Xu Zhimo, Ai Qing, Ji Xian, Tan Zihao, Ya Shi nous parlent tant ils sont proches de nous. De tels poètes sont capables de saisir l’immense comme le minuscule. Et ils cultivent les mêmes préoccupations que nos poètes.
Il s’agit, d’un monde à l’autre, de faire reculer les zones de silence et les poches d’ombres. Cela ne peut passer par des diktats ou des slogans. Bref, de tels poètes — dont nous avons du mal à connaître l’écho dans leur pays — créent de nouvelles synthèses d’ignitions singulières en une forme d’actualisation de problèmes fondamentaux inhérents à l’être et son sens.
Ici, tout horizon recule sans s’abîmer dans les mers à l’est ou se dissout dans les montagnes à l’ouest. Dans le “Milieu” et son empire, les poètes élus créent une pression et une précipitation vers la présence de l’image, une conviction intime et un formidable appel à la liberté afin que des illuminations aient lieu.
jean-paul gavard-perret
Shanshan Sun & Anne-Marie Jeanjean, Anthologie de poésie chinoise — modernité 1917–1939 et 1987–2014, édition bilingue, coll. Levée d’Ancre, L’Harmattan, 2018, 192 p. — 19, 50 €.