En sous-titrant son essai sur Robespierre « l’homme qui nous divise le plus », Marcel Gauchet ne pouvait pas mieux résumer les données du problème. Car sur plus d’un point, son étude – remarquable d’analyses et de réflexions disons-le d’emblée – pose bien des interrogations.
La principale est la suivante : comment, après avoir si finement analysé le personnage, son corps de doctrine, ses discours et sa pratique du pouvoir, ne pas arriver à la conclusion que le robespierrisme, peut-être plus que Robespierre lui-même, porte en lui la pratique totalitaire comme les nuées l’orage ?
On sent au fil des pages une incontestable indulgence pour le personnage – ce qui n’enlève rien à la pertinence de l’analyse psychologique et politique – et une insistance sur le poids des circonstances de 1793–1794 qui sont autant de traces des travaux de Jean-Clément Martin que Marcel Gauchet loue dans sa bibliographie.
L’auteur insiste sur une césure dans la vie de Robespierre : celle séparant l’opposant du gouvernant qui découvrit alors la nécessité de disposer d’un pouvoir efficace, lui qui n’avait eu de cesse que de pourfendre toute forme de pouvoir exécutif. Mais il y eut une cohérence chez lui : son attachement aux droits de l’homme dont la défense le conduisit à justifier, théoriser, pratiquer un système de terreur qui, en réalité, en était l’enfant. En fin de compte, Robespierre finit par s’identifier totalement au peuple pur qu’il voulait défendre contre ses ennemis, jusqu’au sacrifice de sa propre vie.
Tout cela est vrai et c’est pour cela que la vision et la pratique politiques de l’Incorruptible trouvent toute leur place dans le ventre fécond qui accoucha de la pensée et des systèmes totalitaires. Prenons quelques exemples. Marcel Gauchet décrit avec soin cette conception fantasmagorique du peuple et surtout de sa nécessaire unité qui conduisit Robespierre à diviser les Français en deux camps : les bons et les mauvais citoyens, les seconds devant être exterminés afin d’anéantir les factions.
Cet « Un sacral », moteur d’une centralisation tyrannique et d’une « autorité à la fois concentrée et illimitée », se retrouvera parfaitement dans ce « fantasme de l’unité » (Florent Bussy) si chers aux totalitarismes.
Le refus de faire une différence entre la guerre extérieure et la guerre intérieure renvoie à la tension permanente et à la mobilisation constante auxquelles le totalitarisme soumettra sa population. La glorification de Sparte, la condamnation du libéralisme par le jacobinisme, la haine rousseauiste du système représentatif à l’anglaise, les appels à une régénération de l’Homme, tout cela fera partie de la pensée totalitaire, en particulier du fascisme italien (qui scellera les retrouvailles de la révolution et de la nation).
Enfin, Robespierre fut, des mots mêmes de Marcel Gauchet, l’ardent défenseur du culte de l’Etre Suprême, peut-être le plus conscient de « la nature foncièrement religieuse de l’idée de République », de cette « vision idéale d’un peuple uni dans son pouvoir sur lui-même par le dévouement total de chacun de ses membres, représentants et représentés, à la chose publique ».
On concèdera à Marcel Gauchet que Robespierre ne fut pas un dictateur unique et solitaire régnant sur la Révolution. Car ce serait une manière d’exonérer les autres membres du Comité de Salut public de leur sanglante responsabilité et de faire le jeu des thermidoriens. Rien à voir au premier abord avec les futurs dictateurs du XX° siècle. De plus, on reconnaîtra que Robespierre se positionna toujours comme un point d’équilibre entre « exagération » et « modérantisme ».
Pourtant, c’est ce que fit exactement Mussolini. Et quand Barère lançait : « Nous sommes à l’avant-poste de la Convention, nous sommes le bras qu’elle fait agir, mais nous ne sommes pas le gouvernement », ne faudrait-il pas y voir une préfiguration du futur Parti unique ?
Robespierre finit par s’identifier totalement au peuple vertueux, à l’incarner dans sa vie publique et jusque dans sa vie privée, par un processus narcissique que l’auteur décrit à merveille. Il n’a toutefois jamais été le « guide » de la révolution. L’exécration du pouvoir représentatif était trop forte. Il reviendra au totalitarisme du XX° siècle de reprendre l’œuvre là où le 9 thermidor l’arrêta.
Une absence néanmoins fragilise la réflexion sur le personnage : l’insurrection de Vendée, uniquement évoquée comme un événement parmi d’autres des nombreux troubles et des dangers de 1793–94. Alors qu’il s’agit d’un moment capital de la révolution. Celui où le Comité de Salut Public dont fait partie Robespierre, et la Convention ordonnent une répression idéologique de nature génocidaire comme l’ont prouvé les travaux de Reynald Secher, confirmés par l’étude de Jacques Villemain. Ce dernier a d’ailleurs clairement démontré la responsabilité de Robespierre du point de vue juridique.
Ce que prouve Marcel Gauchet, c’est que la révolution des droits de l’homme conduit à la tyrannie pour la simple et bonne raison qu’elle veut régénérer l’humanité. « Il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes » affirma Mirabeau sans répondre à une question capitale : que faire de ceux qui refusent de devenir des « hommes » nouveaux ? Robespierre apportera la réponse.
frederic le moal
Marcel Gauchet, Robespierre. L’homme qui nous divise le plus, Gallimard, octobre 2018, 278 p. — 21,00 €.