« Avec le tablier de protection chargé de plomb / qui tire contre terre, face à l’espace linguistique / face au paysage, face aux paysages et aux es– / paces linguistiques qui tombent à terre. / sans sous-titre.», Thomas Kling plonge dans la nuit des temps, traverse l’opacité des sédimentations historiques, linguistiques, culturelles et artistiques afin de ramasser des résidus apparemment morts, de les revitaliser et de les reconfigurer en des architectures poétiques et improbables. Les objets deviennent moins des prétextes que des abîmes insondables.
De là où « ça bringuebale » Thomas Kling propose des structures aussi impeccables que cassées mais de manière insidieuse. Les carcasses de notre univers permettent des chorégraphies colorées. L’artiste met aussi à jour les vestiges de traditions ruinées, exhume les morts et les mots pour qu’ils parlent en transfert de salives.
Ecrit immédiatement après la réunification allemande, ce livre amasse, d’est en ouest, les transformations linguistiques causées par la ruine du Mur et tout ce qui reste. Le montage/assemblage est vertigineux, Les éléments du quotidien comme de l’Histoire ou de la littérature et des arts sont astucieusement scénarisés de manière protéiforme. Ce qui est de l’ordre de la perte ou du reste permet à l’auteur de créer une poésie des plus inédites.
Elle fait de Kling un des créateurs les plus saisissants de notre époque. La vie, paradoxalement, s’ engouffre ici non sans mystère et trouble. La décantation dépasse une simple expérience de pure reconstruction. Elle déplace le réel dans lequel l’humanité bascule — parfois en croyant se sauver.
jean-paul gavard-perret
Thomas Kling, appareil. vision. nocturne, traduit de l’allemand par Aurélien Galateau, préface de Laurent Cassagnau, Editions Unes, Nice, 96 p. — 17,00 €.