Pascal Goblot, À propos d’une image

Lieu et non-lieu

« Je pren­drai pour point de départ l’hôtel des Grands Hommes » écrit Bre­ton dans Nadja en légende de la pre­mière image du récit. »  C’est là, der­rière les deux fenêtres situées juste sous le mot « Hôtel », qu’avait com­mencé l’aventure sur­réa­liste en 1919 et où furent écrits les pre­miers textes auto­ma­tiques avec Phi­lippe Sou­pault. Plu­tôt que d’écrire le lieu, Bre­ton insère la photo (superbe) prise par Jacques André Boif­fard. Ce choix n’est donc en rien le fruit du hasard, fût-il objec­tif.
Selon Goblot, il s’agit d’ « une repré­sen­ta­tion brute, sans fard. Il n’y a pas de sous-entendus, pas d’au-delà, ni d’en deçà de l’image ». Tout est effacé pour ne lais­ser de manière fron­tale que la vue du bâti­ment. Et l’auteur d’ajouter que le pho­to­graphe a gommé « l’inévitable sta­tue de Jean-Jacques Rous­seau, et une char­rette à che­val, comme il en sillon­nait tant dans Paris à l’époque. Tout au plus, peut-on trou­ver pré­somp­tueuse l’allusion aux « Grands Hommes ».

Mais, de fait, cette simple image « résonne » de mul­tiples échos. Non seule­ment elle intègre le lieu de nais­sance du sur­réa­lisme mais devient un rap­pel impli­cite à une toile peinte en 1914 par Gior­gio de Chi­rico, « l’ Enigme d’une jour­née ». Dans une sorte de manque essen­tiel (hors de la façade rien ne suinte) va s’opposer la richesse d’instants (vécus ou remé­mo­rés) dans ce que le jeu aléa­toire du lan­gage pro­pose contre l’impossibilité de vivre.
A par­tir d’une image quelque peu sous­trac­tive, Bre­ton est amené à vivre et écrire une durée pour lui per­mettre d’inventer des rela­tions mys­té­rieuses. Le texte va s’enfoncer à par­tir de ce point dans des lieux inson­dables. Au moment où l’auteur, et comme le pho­to­graphe, sup­prime toute cer­ti­tude et toute figu­ra­tion, le nar­ra­teur va deve­nir le pié­ton de Paris qui est par­tout et nulle part, hier et demain.

Le lieu de la pho­to­gra­phie n’est plus une caverne pla­to­ni­cienne où des per­son­nages devraient tour­ner le regard vers la lumière et contem­pler l’ombre du réel. Il va fal­loir à par­tir de là “contem­pler” l’invisible qu’est le réel. Telle un témoin inas­ser­men­table, l’image est donc le pré­lude à la sin­gu­la­rité et au pro­dige du lan­gage capable de don­ner une puis­sance de foudre au vide pre­mier que la photo embrasse.
L’alternance du vécu et du rêve va pou­voir com­men­cer dans le som­meil para­doxal du livre. Nadja crée en effet un état où la fron­tière entre le monde du som­meil et le monde de l’éveil, entre le monde réel et le fan­tasme entre en un rap­port nou­veau qui fonde l’essentiel de la pro­duc­tion sur­réa­liste. C’est donc à par­tir de l’image la plus plate que tout s’organise — ou se désor­ga­nise pour une folle journée..

jean-paul gavard-perret

Pas­cal Goblot, À pro­pos d’une image, Mai­son Dagoit édi­tions, Rouen, 2018.

Leave a Comment

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, En d'autres temps / En marge, Essais / Documents / Biographies

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>