« L’inclination naturelle des sociétés est de passer de la démocratie à la royauté. »
Louis de Bonald est le théoricien du conservatisme. C’est sans doute pourquoi la société d’aujourd’hui ne daigne guère le connaître, et ne le mentionnera que pour mentionner la Contre-révolution, après avoir autorisé un Rousseau ou un Montesquieu, et, indirectement, pour les autoriser encore. C’est pourquoi aussi il a toute sa place dans l’époque contemporaine. Ecrivant sa Théorie du pouvoir politique et religieux au moment où l’Ancienne France s’effondre, il complète le panel des idées de l’ère moderne, et apporte leur pendant redoutable aux Lumières.
L’ouvrage est composé de deux parties, inégales en taille et en importance. La première, qui est la plus longue, traite des sociétés politiques, la seconde, des sociétés religieuses. Le propos est inextricablement pénétré de religiosité, ce qui peut le rendre partiellement inintelligible pour notre époque. Mais le style est brillant. La lecture d’un pareil auteur donne l’impression que sa plume est un foyer de lumière vive, tant le verbe est concis, et la démonstration saillante. Il y a dans cette écriture quelque chose de l’intransigeance de la pensée. D’une pensée droite et dogmatique, mais non moins éclairante.
Les deux premiers livres de la première partie sont assurément les plus prodigieux, car ce sont eux qui posent le cadre intellectuel de la réflexion. Les livres suivants, progressivement, nourrissent ce cadre de considérations qui ne sont plus que thématiques, et ne s’illustrent plus que par la trempe. Nous traiterons donc explicitement de ces deux livres.
Le premier s’intéresse aux lois fondamentales des sociétés, selon une conception organique et scientifique de la société. Les lois fondamentales sont celles qui en assurent la conservation. Car de même que les sociétés conservent les êtres, si elle sont politiques, de même le pouvoir conserve les sociétés, quand il est général. Le pouvoir est général s’il sert une volonté générale. La volonté est générale si elle vise la conservation des êtres. L’homme étant un être physique et intelligent, les lois fondamentales le conservent dans sa nature physique, la liberté, et intelligente, la perfection. C’est pourquoi elles sont des rapports nécessaires de l’homme avec l’homme et avec Dieu, tant il est vrai que l’homme fait société avec l’un et l’autre. Et comme il fait société, il lui faut des lois. Ces lois ne peuvent conserver la société que si elles sont nécessaires, et ne peuvent être ainsi que si elles sont l’oeuvre de la nature. Or donc, si la nature est source des lois fondamentales des sociétés, le législateur humain ne l’est pas, et le pouvoir ne doit tout au plus se borner qu’à la transcrire.
Le deuxième livre est un développement du premier. Le premier livrait une démonstration, le deuxième, qui traite des sociétés constituées, en vérifie les lois dans l’histoire, en analysant l’état de la France et de l’Europe depuis la société franque jusqu’à la Révolution. De ce tableau de la décadence apparaissent les transformations politiques dont l’argent et la philosophie furent les mobiles. Ce chapitre est naturellement plus polémique et véhément que le premier, comme il touche aux jours sombres qu’a connus l’auteur. On y trouvera son hostilité pour les idées modernes de division du pouvoir, de suffrage, d’individualisme, qui sont, pour ce qu’elles méconnaissent les lois fondamentales, une dégénération de l’organisation des sociétés.
Ainsi la conservation de l’homme par la société et de la société par le pouvoir sont-ils les deux grands traits du conservatisme de Bonald. Cette pensée prend appui sur une nature, postulée dès les premières pages comme une base sur laquelle se vérifient le progrès des sociétés et la légitimité des pouvoirs. Les sociétés ne peuvent progresser que vers leur constitution, c’est-à-dire vers un état de conservation auquel elles tendent par nature. A ce titre, le conservatisme contre-révolutionnaire n’est pas la préférence partisane et affective d’une époque passée, mais le sentiment d’une société achevée, parfaite, conforme à la nature immuable des êtres, que le 18ème siècle a subvertie, que la Révolution a balayée. C’est donc en toute logique que Bonald réhabilite, en face de la pensée démocratique naissante, les principes de l’unité du pouvoir et de la coutume comme expression de la nature, seule législatrice des sociétés.
Pour ces raisons, Louis de Bonald est celui des contre-révolutionnaires qui a cerné le mieux l’esprit de la monarchie et les conditions de son existence. La monarchie ne peut exister que par tradition, c’est-à-dire que par une filiation sur laquelle elle-même ne peut rien, conception symétriquement inverse de celle des sociétés modernes qui, en voulant se régler par le droit exclusivement, et par un droit qui fût l’expression d’une volonté commune, se construisent sur la base mouvante de la volonté humaine et du consensus, son faux-semblant.
La monarchie ne peut pas être le produit d’un contrat, elle ne peut se restaurer dans une nation qui croit la restaurer, mais qui la considère comme une option politique parmi d’autres. Elle est insaisissable par la pensée démocratique, qui érige l’individu en source de pouvoir. Elle est insaisissable aussi par le pensée positiviste, qui reconnaît au pouvoir politique une grande liberté de législation.
Bonald, en contempteur de cette idée-là du pouvoir, d’un pouvoir laissé à la disposition des hommes et de leur volonté irrégulière, oppose le droit naturel et la conception fixiste de la société qui s’y trouve, ou qui tend toujours à s’y conformer. Ce qui rend difficile son adaptation à l’heure actuelle.
L’intérêt de cette conception n’en demeure pas moins grand pour le 21ème siècle et pour la France. Louis de Bonald nous rappelle qu’un bœuf ne peut pas engendrer un étalon, pas plus que deux plus deux ne puissent faire cinq. Ce rappel est nécessaire pour une époque imprégnée de la croyance selon laquelle l’union des volontés, exprimée sous la forme d’une majorité, par un vote, puisse établir un pouvoir au service de l’intérêt général. L’intérêt général, qui n’est pas la somme des intérêts, ne peut être recherché que par un pouvoir général — qui n’est pas, lui non plus, une somme de pouvoirs. Ce pouvoir ne peut être soumis à une telle volonté que s’il est extériorisé des intérêts particuliers, et si cette volonté elle-même est extériorisée des volontés particulières.
Or pour s’affranchir des intérêts et volontés particuliers, il ne faut pas les additionner, mais les porter sur autrui plutôt que sur soi. « L’amour des autres est pouvoir conservateur », écrit l’auteur.
Et cela n’est possible que par une personne qui crée la société politique, qui est la société d’amour de l’autre, et de conservation de Dieu par sa connaissance, la cité de Dieu, pour reprendre la terminologie augustinienne. Cette personne est un monarque parce que, si le pouvoir n’est pas unitaire, la volonté qui le dirige ne l’est pas non plus. Or si elle n’est pas unique, elle n’est pas nécessaire, et si elle n’est pas nécessaire, elle ne peut conserver l’homme en sa société, car la conservation des êtres se vérifie dans la permanence des lois fondamentales. Le gouvernement du monarque, la monarchie, est une loi à elle seule.
La Théorie du pouvoir politique et religieux est le traité moderne de la royauté de droit divin, modèle révolu qui a fait les preuves de son inadaptation à l’époque contemporaine. Mais la validité du régime monarchique ne tient pas toute entière à son adéquation avec le modèle de la société religieuse. Si l’auteur a voulu souligner l’exacte transposition de la société religieuse en société politique que constituait la royauté française, cependant, il n’a pas fait que toutes ses vérités dépendissent d’un esprit religieux. Bon nombre des arguments de son ouvrage sont rationnellement recevables. Ils doivent donc être rationnellement réutilisés pour faire de la monarchie un avenir probable et souhaitable.
Le passage de l’État chrétien à un État parfaitement autonome est un grand saut pour ce régime. Il est possible néanmoins, si l’on reconnaît à la monarchie d’être fondée sur des principes universels, et au christianisme le génie d’avoir formalisé ces principes, de même qu’il en a légué bon nombre à la pensée moderne.
Bonald est donc l’auteur d’un traité moderne sur la royauté. Cela, non seulement pour avoir écrit sous la Révolution, mais aussi pour pouvoir être lu plus de deux siècles après.