Dans ce livre à quatre mains, l’enjeu est le corps amoureux, politique, désirant, vivant, moribond car soumis à la violence. Dans l’écru de cette double écriture s’éructe une certaine tendresse face aux cruautés de la vie. Le corps tend ses mains gercées, trouées de mille offrandes insignifiantes jetées chaque jour aux poubelles des mémoires fatiguées. Il avance, continue cependant, vif ou boiteux, ajoutant pièce à pièce comme se descend l’escalier de la vie et se gravissent les jours sur leur échelle par la force des mots.
À chaque moment du livre “le corps parle de la guerre / le corps regarde fixement / le corps a les yeux gris” : il ne sait pas toujours dans sa chair ce qui sort de sa bouche d’ombre. Il voudrait comprendre la force des choses mais aussi “le silence des morts oubliés”. Parfois, quoique surpris par l’ombre, il se rêve étranger à la nuit.
L’écriture devient une manière de glisser dans l’obscur, d’en exhausser la lumière noire pour permettre de lever le voile sur ce qui ne pourrait se penser. Le livre sait ménager la contingence du grain et de l’écume pour nous rendre familier le secret que tout être cache dans les arènes de l’obscur des mots avec lesquels il prétend le parler.
Les deux auteurs creusent non la pensée mais ce qui tente de se penser par les mots. Tout demeure fractal mais pudique. Nous voici donc bien à la racine de ce que l’on ressent mais qui ne peut “sortir”. La surabondance brute de ce qui nous brasse et nous brûle se tempère — du moins parfois — de feinte légèreté. Elle seule peut dissoudre nos barrages afin qu’un flux se libère.
jean-paul gavard-perret
Jean-Philippe Cazier & Frank Smith, Vingt-quatre états du corps par seconde, Lanskine, Paris, 2018.