Blutch, C’était le bonheur

Le nou­veau Blutch s’impose ! Ins­tan­ta­nés au vitriol, planches au trait dense et viru­lent,C’était le bon­heur est un petit bijou d’automne.

Blutch est un héros poly­morphe. Il est ses per­son­nages, il les habite et les fonde. Le regard de ses per­son­nages est son propre regard, Blutch est un témoin et il passe le relais dans C’était le bon­heur, recueil d’histoires en courtes planches. Le titre en lui-même est comme quelque chose de déjà entendu, une chan­son ou un air qui nous trotte dans la tête. En ouvrant le livre, ce bleu de papier buvard, de cou­ver­ture d’écolier de quand on était petit des années 70, ça nous ramène déjà à l’enfance, ça nous condi­tionne sur le trem­plin de nos émo­tions ; et puis pour d’autres c’est le for­mat, le papier, du bel ouvrage, on a envie d’aller y voir de plus près parce que déjà on est happé par le regard d’un enfant sur la couverture.

On feuillette ; un couple, une femme, un chien, quel drôle de chien… ché­rie…, ché­rie… regarde, je suis là. D’un seul coup c’est nous. On y est, dans les pages, inclus. Dans ces petits mots qu’on pense sou­vent et qu’on ne dit pas tou­jours. Projetés.

On feuillette, on pour­suit, on ren­contre l’homme puis l’enfant, sous le trait un gar­çon, on dirait. L’homme et le gar­çon, ce sont les mêmes, mais par­fois non. Le père et le fils, ou le père se rap­pe­lant qu’il était le fils. Et puis c’est dif­fé­rent, aujourd’hui la vie, les femmes, les envies, les conces­sions ou bien celles que l’on est inca­pable de faire. C’est fou comme on s’y retrouve.
Et puis sont gra­phisme, son des­sin, le style de Blutch

, celui-là pour le moment en tout cas, plus aéré. En noir et blanc, clair et vif, avec un trait jeté mais si juste, des sil­houettes esquis­sées autant qu’appuyées, des scènes essen­tielles. Les per­son­nages sont suf­fi­sam­ment expli­cites, syn­thé­tiques et sub­tils pour qu’on y plonge en direct comme au 20 heures. Un chro­ni­queur donc, de nos quo­ti­diens, de nos vies inté­rieures : et ça passe par toutes nos erreurs, nos super­fi­cia­li­tés, nos déra­pages si humains.

C’était le bon­heur, chro­niques acerbes et pleines d’humour de nos sen­ti­ments cha­hu­tés, de nos sépa­ra­tions — et elles sont nom­breuses - de nos soli­tudes - et elles sont douloureuses.

Croquis, chro­niques, Chro­nos… Notre temps est décrit dans le fil de l’action. Je me retrouve au tra­vers de l’enfant qui sur­git, au tra­vers des râle­ries, des exa­cer­ba­tions, dans ces ins­tan­ta­nés opi­niâtres. Je suis une femme, je suis un homme, un enfant, je suis Blutch, à l’intérieur du trait, dans l’intensité des noirs et les vibra­tions des blancs, c’est moi.
Blutch a cette capa­cité de nous por­ter a contra­rio de l’un à l’autre, l’identification du lec­teur est alors une tur­bine à 180° qui rebon­dit sur les idées pré­con­çues. Le couple, ce n’est pas seule­ment l’un, c’est aussi l’autre, dans un dia­logue inin­ter­rompu. Chaque scène met en jeu les pro­ta­go­nistes à leurs anti­podes, mais aussi dans leurs simi­li­tudes. On est alors sur­pris de voir à quel point nous nous res­sem­blons. Une que­relle ras­semble nos idées autour d’une même ques­tion et la plu­part du temps nos points de vue se rejoignent. La dua­lité de nos reflexions nous envahit.

Ce recueil d’instants grif­fon­nés trans­porte l’évidente intel­li­gence de son auteur. Est-ce le des­sin qui nous rend l’intention si pré­cise ? Est-ce la trame nar­ra­tive qui nous confronte à nous-mêmes ?
Quelque chose qui vibre dans son trait au stylo à bille, la page aérienne et la fou­lée des batailles ou des danses ? Tout cela ensemble, à l’instinct. Blutch est scénariste-dessinateur et il nous accueille avec maes­tria dans son uni­vers. C’est du Blutch en concen­tré, une mou­ture sans filtre à décou­vrir avant de tom­ber en addic­tion pour cet étrange homme-enfant qui des­sine vrai, se renou­velle et s’autocritique sans cesse… et nous surprend.

Blutch (Chris­tian Hin­cker), homme moderne d’un autre temps, “Moon­wal­ker” de la bande des­si­née, est régu­liè­re­ment publié dans Libé­ra­tion, Les Inro­ckup­tibles, ou The New Yor­ker.
On rap­pel­lera Péplum et une réédi­tion de Mit­chum aux édi­tions Cor­né­lius ainsi que son magni­fique album Total Jazz, recueil de planches en noir et blanc aux édi­tions Le Seuil, paru en 2004.

karol letour­neux

   
 

Blutch, C’était le bon­heur, édi­tions Futu­ro­po­lis, sep­tembre 2005, 192 p. — 18,00 €.

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