De l’art de dissimuler la fiction dans la littérature
Le Silmarillion est une épopée qui relate comment les Elfes, espèce merveilleuse, ont cherché à retrouver les joyaux les plus précieux de leur civilisation, les silmarils, à la poursuite de Melkor, personnage discordant et antagonique de l’oeuvre de Tolkien. Le Silmarillion est l’ensemble des textes rassemblés, réordonnés et publiés après la mort de Tolkien, par son fils Christopher Tolkien.
Ces textes racontent, depuis le récit cosmologique de la création du monde et la présentation des puissances qui le régissent, la naissance des Elfes, leur voyage et leur venue auprès des dieux, leur déchéance et la guerre entreprise par eux contre Melkor, sur le continent que les films de Peter Jackson ont contribué à rendre célèbre, la Terre du Milieu, quoique l’époque à laquelle se situent les récits du Silmarillion soit bien antérieure à celle du Seigneur des Anneaux. Car le Silmarillion est l’histoire des premiers âges du monde, suivant la chronologie fictive élaborée par Tolkien, auteur illustre dans son genre, dont on aperçoit aisément la fécondité à la vue d’une oeuvre laissée inachevée, et déjà si approfondie.
L’intérêt littéraire du Silmarillion est autrement supérieur au Seigneur des Anneaux, qui est pourtant plus connu. Cet intérêt tient à la radicalité avec laquelle Tolkien invente un univers qui, bien qu’inspiré des littératures chrétienne et païenne, est pensé de bout en bout, de sa création jusqu’à sa destinée, de ses régions les plus diverses à l’histoire des peuples, et, chose centrale, pour ne pas dire essentielle chez Tolkien, par ses langues. Car c’est le souci des langues qui préside à l’écriture de tout le reste.
Or donc l’intérêt du Silmarillion n’est pas de proposer une gigantesque fiction à des lecteurs avides de fiction. Il est d’effacer de cette fiction le caractère fictif, c’est-à-dire historique, puisque ces récits sont des récits d’histoire, des récits de l’histoire des Elfes, et des hommes dans une moindre mesure, et de lui donner en retour un caractère proprement littéraire, ce qui n’est possible que par la fine connaissance, connaissance sensible à la lecture du Silmarillion, des mythes, légendes médiévales et récits étiologiques, dans leur diversité et leur principe.
Or ce qui donne ce caractère littéraire au Silmarillion, et donc le rend si semblable aux récits réels de la littérature ancienne, est la distance soigneusement établie entre la narration et le récit. Par bien des effets de mention, rappelant au lecteur combien il lit ce qu’on a tiré de la profondeur des âges, par un point de vue extérieur et aérien, en ce qu’il est rapide et synthétique à l’égard de ce qu’il nous donne à voir, et par une profusion de noms propres, qui sont autant d’accès aux langues imaginaires de l’auteur, mais rigoureusement construites par lui, la durée des époques et la teneur des événements sont exactement celles que la littérature et la littérature seulement peut reproduire.
Le génie de Tolkien est d’enregistrer les fruits de son imagination sous le sceau de la littérature. Ce qui traduit en même temps non pas un souci d’illusion, sans doute propre à toute oeuvre littéraire, mais un souci de qualité : Tolkien a bien pour ambition première d’écrire une littérature. Le Silmarillion n’est pas une tentative de faire d’une fiction une oeuvre littéraire. Il est le désir de faire à partir d’une écriture purement littéraire, une pièce de fiction.
C’est dans ce texte que se constate l’aménagement fait entre ces deux pôles, fiction et littérature, par Tolkien, habile car prodigue dans les jeux de distance et dans l’art de dissimuler la fiction dans la littérature, au plaisir de quoi le Silmarillion nous donne accès.
enzo michelis
J.R.R. Tolkien, Le Silmarillion, Pocket, novembre 2001 — 6,95 €.