Le meilleur moyen d’avancer dans la connaissance d’un sujet — ici le dessin — reste de procéder comme Philippe Boutibonnes le fait : “Dois-je l’admettre et l’avouer ? Du dessin — de sa souveraineté, de son être — je ne sais rien”. Mais comme dans un fameux sketch de Devos, ce rien n’est pas ce qu’on entend par là. Et se retrouve ici la pensée pudique, incisive, sinueuse à souhait de l’auteur toujours à la recherche, du peu du trait, et de ce qui d’un rien fait un tout. Boutibonnes revient de la sorte à l’expression première du geste. L’enfant — guère plus âgé d’un an — commence à dessiner, le plus souvent en excédant la surface qui est dévolue à son art premier.
Bref, il ne connaît pas de frontière. Et le dessin lui-même n’en a pas. Qu’on se rappelle de l’injonction du Petit Prince. Il ramène par-delà les mots à cet art qui possède toute la poétique du monde et ouvre à la surprise du voir. Mais Philippe Boutibonnes rappelle combien le dessin, avant d’être le mode d’expression par excellence, reste une question. Il envisage le dessein du dessin à travers son art particulier de l’expression par des considérations courtes et référencées sans pour autant chercher à enfermer le dessin dans un “cadre”.
L’auteur rappelle que dessin suspend l’obscurité mentale, troue le logos, donne forme par sa reconstruction du réel à l’imperceptible de manière quasiment sauvage et naturelle. Mais encore faut-il toute la finesse et l’intelligence du poète pour en venir à bout. Car le dessin ne représente pas, il présente. La pudeur en est bannie, il invente le monde en retirant le verrou des perceptions pour les faire entrer dans un songe au pied incertain. Dans les plus beaux des cas, il est une technique sans technique. Elle embue les figures du dehors, en consume le vernis jusqu’à la transparence noire.
Le dessin reflète le monde à l’envers, traverse l’absence pour nous retrouver, et pour nous faire renaître comme si nous étions morts avant. Il découpe le lieu vide d’une altérité maladroite. Il n’est peut-être qu’un brouillon. Afin que tout reste à « écrire ». Mais à travers ce qui s’étend, c’est l’âme liquide qui se déploie dans une forme d’abstraction particulière où l’angoisse comme la joie émergent inconsciemment, trouvent des repères. Il reste l’intrus qui sait que les mots ne résolvent rien. Il montre leur envers et en scanne la pénombre.
jean-paul gavard-perret
Philippe Boutibonnes, Disegno (Considérations sur le dessin), L’Ollave éditeur, coll. “Préoccupations”, Lyon, 2018, 73 p. — 13,00 €.