Monstres sacrés (mais pas trop)
Picasso et Cocteau furent chacun à leur manière flamboyants, touche-à-tout et princes du XXe siècle. Certes, le premier a éclipsé le second mais pendant près de soixante ans, jusqu’à la mort du poète, ils restèrent amis et complices en dépit de leurs différences. Ils accédèrent aux honneurs, à la fortune et la célébrité sans abaissement ni trahison. Leur amitié s’instaure très tôt : Picasso permet à Cocteau de se confirmer en des choix esthétiques d’une avant-garde particulière et le second entraîne le premier dans l’aventure des Ballets russes et aux arts du théâtre : « Parade » (1917) scelle une amitié qui ne se démentira pas et que la correspondance prouve — s’il en était besoin.
Les deux possédaient une certaine idée de la morale et se reconnaissaient comme des créateurs originaux, travailleurs infatigables. Bref, ils s’appréciaient et en général n’étaient jamais déplaisants l’un envers l’autres à quelques vacheries près mais qui sont autant d’éloges ironiques : « Chaque fois que Picasso s’intéresse à quelque chose, il la dénigre. Il a ceci de commun avec Goethe. Il comble d’éloges ce qui ne le dérange pas”. Mais ce dernier entérine de tels propos d’une façon ambiguë : « Je me trompe tout le temps, comme Dieu ».
Cocteau a compris la puissance du second : « Le génie de Picasso lui tient lieu d’intelligence. Et son intelligence lui tient lieu de génie. » Tout était dit. Et plus ils avançaient en âge, plus ils rajeunissaient. Cocteau le souligne : « Un homme met très longtemps à devenir jeune ». Les deux ont conquis aussi cette sagesse. Mais l”auteur de “La Belle et la Bête” connaît la force de son ami : « C’est un confesseur que j’évite à cause de la crainte que j’ai de ma faiblesse et de mes fautes. En outre il possède une méthode défensive de sa solitude qui expulse celle des autres, surtout s’il constate que le confessé ne ment pas. Son rôle est celui d’un despote. Il veut régner seul et pourrait prendre à son compte la phrase effrayante de Napoléon: « Un homme qui a une idée est mon ennemi ». Et Cocteau reste fasciné par une telle sagesse qu’en dilettante il cultive pour sa part bien peu.
Picasso casse tout comme un enfant méchant. Cocteau est moins vindicatif. Mais les deux sont indifférents aux insultes et le poète d’ajouter : « Félicitons-nous qu’on nous insulte encore (…) on prendra l’habitude de ses insultes. Après, c’est rompre avec cette habitude d’insultes qui insultera ». Comme Matisse, ils restent de « sérieux juvéniles ». Et si, dans la Chapelle de Vallauris, les hommes enlèvent leur chapeau, Cocteau quant à lui ne le retire que devant l’œuvre de Picasso.
Qu’importe leurs positions politiques : «Je suis entré dans le parti communiste parce que je croyais me trouver une famille. J’ai, en effet, trouvé une famille avec tous les emmerdements que cela comporte» écrit Picasso. Cocteau garde la tête ailleurs. Les deux se veulent néanmoins des farceurs et le revendiquent. Mais Cocteau d’ajouter : « D’où vient la gloire de Picasso ? D’où la mienne ? Certes pas de notre œuvre, à moins que nos œuvres ne dégagent des ondes irrésistibles et qui échappent à l’analyse, une odeur de génie comparable à celle qui fait suivre une chienne par une troupe de chiens. »
Ajoutons que Picasso comme Cocteau se moque des théories: « On peut écrire et peindre n’importe quoi puisqu’il y aura toujours des gens pour le comprendre (pour y trouver un sens). » Les deux savent à la fois ce qu’est la vraie nature de l’intelligence et le génie. « Nous sommes des bagnes dont nos œuvres s’évadent. Il est normal que les hommes lâchent sur elles la police et les chiens. »
Les deux correspondants adorent le luxe. Mais pas le même. Picasso est formidablement naïf. Il a une idée romanesque du désordre et du mauvais goût. Il éprouve une peur panique pour le calme, la halte, pour tout ce qu’il s’imagine être le confort bourgeois mais il adore un luxe particulier : l’inconfort fastueux. « Il couche sous un pont d’or. » dit Cocteau « et de là naît ce monstre gitan, son luxe misérable. » Puis il illustre en parlant de son alter ego comment ses œuvres avancent au milieu de reprises, et fautes : « il retombe sur d’autres fautes et les recorrige et ainsi de suite”. Le tout dans un mouvement perpétuel.
Enfin, cet échange de plus d’un demi-siècle prouve combien les deux créateurs ne font pas commerce de peintre. Ils sèment leurs trouvailles, savent en tirer profit mais avec juste ce qui faut de rouerie. Et cette édition en rameute tout le piment.
jean-paul gavard-perret
Jean Cocteau, Pablo Picasso, Correspondance 1915–1963, Édition de Pierre Caizairgues et Ioannis Kontaxopoulos, Gallimard, collection “Art et Artistes”, Paris, 2018.