Benoît Goetz « recontextualise » dans le temps long le concept de « dislocation » qui semble affecter l’espace contemporain. Cette puissance d’écartement et de dispersion n’est pas neuve et tient actuellement d’une vision qui flatte la « catastrophe » (chère à Virilio) qui toucherait le monde contemporain. Mais il y a belle lurette qu’une architecture en chasse une autre. Les espaces se superposent et glissent même si « la modernité en architecture est plus difficile à déterminer que celles d’autres pratiques artistiques ou scientifiques ». Cela d’ailleurs reste discutable. Simplement, la modernité s’insère dans un tissu donné. Elle le casse au nom de divers principes qu’elle impose.
Le Corbusier en donne un bon exemple. L’auteur le complète par des édifices plus anciens et religieux où la notion de territoire ou de terrain créent des failles. Car si les lieux dictent l’architecture, celle-ci imprime son ordre à la nature au nom d’une raison aussi simple que fondamentale : construire des édifices a pour objectif autant de saluer les Dieux que de loger les hommes.
Certes, des architectes tels que Rem Koolhaas prouvent que l’architecture dans les villes mondes se dilue en des sortes de magmas. La vieille tradition de l’architecte qui vise à signer des œuvres pourrait tomber (enfin ?) dans l’obsolescence. Mais, toutefois, la notion d’usager qui devrait être centrale passe souvent au second plan.
Le goût prononcé des architectes à la célébration ou l’autocélébration suit son cours au détriment de causes altières qui néanmoins justifient leur « cause ». Ce dévoiement est aussi partagé par ceux qui se servent de leurs édifications comme marqueurs de leur pouvoir : chaque président de la République en France cherche à laisser sa trace. Certes, Goetz revendique avant tout l’architecture qui ne s’approprie pas le sol. Non seulement elle ne fait que l’emprunter mais elle doit se diriger vers des modalités qui en seraient dépourvues eu égard à de nouvelles exigences de fluidité qui resteraient à discuter.
Il existe donc là ce qu’annonce le sous-titre : plus une philosophie de l’architecture que les raisons d’une praxis. Goetz propose des vues de l’esprit dans l’espoir de casser la fameuse boîte qui fait notre abri et que, depuis des décennies, les architectures du monde tentent de désenclaver. Reste que — terrain annexé ou non — « casser la boîte » implique des limites.
Pour preuve, au lieu de rendre translucides ou flous les « murs » de cette boîte, beaucoup de projets dits innovants la renforcent sans le dire sous des prétextes aussi vagues que le concept d’ « inhabitation ». Celui-ci reste un leurre ou un enrobage de boîtes de plus en plus prétentieuses et insidieuses afin que les maîtres du monde s’offrent leurs nouveaux châteaux forts ostentatoires.
Mais de manière sourde, insidieuse quoique toujours plus phallique sous couvert d’élasticité, Goetz a tendance à faire une belle impasse dessus. Il est vrai que son livre date de près de 20 ans. Pas sûr néanmoins que les choses aient changé. Du moins dans le « bon » sens.
jean-paul gavard-perret
Benoît Goetz, La dislocation. Architecture et philosophie, réédition, Verdier Poche, Verdier, 2018.