Alfredo Pita, Ayacucho

Le Sen­tier Lumineux ?

Tout est dans le titre. Aya­cu­cho, bref, le Pérou. Aya­cu­cho, le Sen­tier Lumi­neux. Et on se dit avant même d’ouvrir le livre qu’il sera ques­tion, comme sou­vent dans la lit­té­ra­ture hispano-américaine, d’un idéal qui se fra­cas­sera contre la cor­rup­tion et la vio­lence de la société. Le titre ori­gi­nal est d’ailleurs plus direct : El rincón de los muer­tos. Le recoin des morts. Car c’est cela que signi­fie, en Que­chua, Ayacucho.

Nous sommes en 1991, à Aya­cu­cho donc, ville péru­vienne iso­lée dans les Andes. Depuis une dizaine d’années sévit dans cette région une très sale guerre. Un groupe révo­lu­tion­naire ten­dance maoïste, le Sen­tier Lumi­neux, sème le chaos (à cette époque, le lea­der Abi­mael Guzmán n’a pas encore été cap­turé). L’armée péru­vienne contre-attaque avec les mêmes méthodes, mas­sacres, dis­pa­ri­tions, le tout avec un avan­tage stra­té­gique cer­tain : le sou­tien des poli­tiques, le sou­tien de l’Église ; bref, une totale impunité.

Et, bien entendu, ce sont ceux qui se trouvent coin­cés entre ces deux feux, ceux qui n’ont rien demandé à per­sonne, qui en sont les vic­times. Vic­times d’autant plus négli­geables qu’il s’agit de pay­sans, indiens, pauvres, iso­lés. Au racisme de classe s’ajoute le racisme tout court. Au final, c’est une guerre san­glante, mais une guerre invi­sible, non décla­rée, que l’on fait mine d’ignorer. On parle ici de plu­sieurs dizaines de mil­liers de morts. C’est pour­quoi Vicente Blanco, le per­son­nage prin­ci­pal du livre et jour­na­liste espa­gnol, aime­rait y voir plus clair, com­prendre ce qu’il se passe, faire de beaux repor­tages pour les jour­naux européens.

Dans la pre­mière par­tie, on nous expose toute la gale­rie des per­son­nages repré­sen­ta­tifs : les mili­taires plein de menaces voi­lées, le vieil avo­cat réac et ama­teur des grandes pages de l’Histoire natio­nale, l’ecclésiastique un peu Opus Dei sur les bords et sou­te­nant de tout son cœur la lutte contre les sub­ver­sifs, les vieux bris­cards du jour­na­lisme local qui conti­nuent à croire à la vérité et la jus­tice mal­gré les inti­mi­da­tions qui viennent de toutes part. Et même une femme de chambre câline. Le tout est servi sur un pla­teau à notre ami jour­na­liste dans un didac­tisme un peu appuyé. A vrai dire, quand il débarque, il appa­raît plus comme un tou­riste niais que comme un repor­ter de guerre qui revient du Liban. Bref… En tout cas, la suite le fera redes­cendre sur terre, et l’atterrissage sera délicat.

Car, voyez-vous, des rumeurs courent en ville sur les exac­tions des mili­taires. Rumeurs qu’il faut véri­fier. Et donc enquête, et donc révé­la­tions, au risque d’y lais­ser sa peau. Le livre se ter­mi­nera sur un ton proche du thril­ler avec sang sur les murs et para­noïa maxi­male.
Quand (comme moi) on sort de la lec­ture de la tri­lo­gie Under­world USA de James Ell­roy, tout ceci paraît bien insi­gni­fiant dans le genre histoire-violence-compromission-racisme. Mais il faut noter que le contrat avec le lec­teur est dif­fé­rent. Chez Ell­roy il s’agit d’un ceci aurait pu se pas­ser comme ça, chez Pita il s’agit d’un ceci s’est cer­tai­ne­ment passé comme ça. Il n’y a qu’à voir les noms des per­son­nages qui sont des décalques de per­son­nages exis­tants : le jour­na­liste Luis More­los (dans le livre) vs. Luis Morales (en vrai), l’évêque Crispín (dans le livre) vs. Cipriani (en vrai).

La docu­men­ta­tion est solide et les clefs vers le réel nous sont don­nées. Et ça change tout. Le livre doit alors se voir comme une accu­sa­tion. Accu­sa­tion contre l’armée, contre l’Eglise, et sur­tout contre le gou­ver­ne­ment. Tous res­pon­sables de la mise en place d’un vrai sys­tème de ter­reur, avec esca­drons de la mort, char­niers, tor­tures et chasse à tous ceux qui, sen­tié­ristes ou non, osent éle­ver la moindre cri­tique, poser la moindre ques­tion.
La gué­rilla n’apparaît d’ailleurs pas fron­ta­le­ment, elle n’est pré­sente que par les évo­ca­tions épou­van­tées des habi­tants, et si elle est décrite comme une bande de fous furieux illu­mi­nés, ce n’est pas cela que veut racon­ter l’auteur, car de cela, tout le monde est d’accord. Ce qu’il veut racon­ter, c’est le rôle du pou­voir, ses crimes, et com­ment il a essayé de les dis­si­mu­ler. Com­ment, plus lar­ge­ment, le Pérou est une société fon­da­men­ta­le­ment inéga­li­taire, un pays où une région peu­plée majo­ri­tai­re­ment d’indiens est invi­sible pour le reste du pays (et de l’occident). Je ne sais pas trop quel est l’état d’esprit dans le pays 30 ans après les faits, mais je sup­pose que ce genre de dis­cours fait sûre­ment grin­cer des dents.

Pour la petite his­toire, l’évêque Cipriani est depuis monté en grade : il est actuel­le­ment cardinal

mat­thias jullien 

Alfredo Pita, Aya­cu­cho (titre ori­gi­nal : El rincón de los muer­tos, langue ori­gi­nale : Espa­gnol — Pérou), tra­duit par René Solis, Métai­lié, mars 2018, 380 p. — 13,99 €.

PS : parmi les conclu­sions de la Com­mis­sion de le vérité et de la récon­ci­lia­tion  éta­blie au début des années 2000

Le nombre total de morts est estimé à 70 000.
Le Parti Com­mu­niste du Pérou, Sen­tier Lumi­neux, fut res­pon­sable de 54% des morts ; les forces armées de 30%, les milices civiles et les groupes para­mi­li­taires de 15%, et enfin le Mou­ve­ment révo­lu­tion­naire Túpac Amaru (MRTA) de 1% des morts.
Pour ce qui est des vic­times : 75% étaient d’origine andine et ama­zo­nienne (la moyenne natio­nale des langues indi­gènes est de 17%), 55% étaient occu­pées dans l’agriculture, et plus de 66% étaient des hommes ayant entre 20 et 49 ans (alors que ce groupe repré­sente 38% de la popu­la­tion totale).
Et pour les his­pa­ni­sants, voici un article inté­res­sant pour avoir quelques clés sur le contexte et les évé­ne­ments décrits dans le livre.

 

1 Comment

Filed under Romans

One Response to Alfredo Pita, Ayacucho

  1. Larcan Alexandre

    com­ment contac­ter l’auteur ‚si cela est pos­sible ‚je fais un tra­vail de recherche sur cette période au Pérou,je suis étu­diant en mas­ter
    cordialement

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