Le Sentier Lumineux ?
Tout est dans le titre. Ayacucho, bref, le Pérou. Ayacucho, le Sentier Lumineux. Et on se dit avant même d’ouvrir le livre qu’il sera question, comme souvent dans la littérature hispano-américaine, d’un idéal qui se fracassera contre la corruption et la violence de la société. Le titre original est d’ailleurs plus direct : El rincón de los muertos. Le recoin des morts. Car c’est cela que signifie, en Quechua, Ayacucho.
Nous sommes en 1991, à Ayacucho donc, ville péruvienne isolée dans les Andes. Depuis une dizaine d’années sévit dans cette région une très sale guerre. Un groupe révolutionnaire tendance maoïste, le Sentier Lumineux, sème le chaos (à cette époque, le leader Abimael Guzmán n’a pas encore été capturé). L’armée péruvienne contre-attaque avec les mêmes méthodes, massacres, disparitions, le tout avec un avantage stratégique certain : le soutien des politiques, le soutien de l’Église ; bref, une totale impunité.
Et, bien entendu, ce sont ceux qui se trouvent coincés entre ces deux feux, ceux qui n’ont rien demandé à personne, qui en sont les victimes. Victimes d’autant plus négligeables qu’il s’agit de paysans, indiens, pauvres, isolés. Au racisme de classe s’ajoute le racisme tout court. Au final, c’est une guerre sanglante, mais une guerre invisible, non déclarée, que l’on fait mine d’ignorer. On parle ici de plusieurs dizaines de milliers de morts. C’est pourquoi Vicente Blanco, le personnage principal du livre et journaliste espagnol, aimerait y voir plus clair, comprendre ce qu’il se passe, faire de beaux reportages pour les journaux européens.
Dans la première partie, on nous expose toute la galerie des personnages représentatifs : les militaires plein de menaces voilées, le vieil avocat réac et amateur des grandes pages de l’Histoire nationale, l’ecclésiastique un peu Opus Dei sur les bords et soutenant de tout son cœur la lutte contre les subversifs, les vieux briscards du journalisme local qui continuent à croire à la vérité et la justice malgré les intimidations qui viennent de toutes part. Et même une femme de chambre câline. Le tout est servi sur un plateau à notre ami journaliste dans un didactisme un peu appuyé. A vrai dire, quand il débarque, il apparaît plus comme un touriste niais que comme un reporter de guerre qui revient du Liban. Bref… En tout cas, la suite le fera redescendre sur terre, et l’atterrissage sera délicat.
Car, voyez-vous, des rumeurs courent en ville sur les exactions des militaires. Rumeurs qu’il faut vérifier. Et donc enquête, et donc révélations, au risque d’y laisser sa peau. Le livre se terminera sur un ton proche du thriller avec sang sur les murs et paranoïa maximale.
Quand (comme moi) on sort de la lecture de la trilogie Underworld USA de James Ellroy, tout ceci paraît bien insignifiant dans le genre histoire-violence-compromission-racisme. Mais il faut noter que le contrat avec le lecteur est différent. Chez Ellroy il s’agit d’un ceci aurait pu se passer comme ça, chez Pita il s’agit d’un ceci s’est certainement passé comme ça. Il n’y a qu’à voir les noms des personnages qui sont des décalques de personnages existants : le journaliste Luis Morelos (dans le livre) vs. Luis Morales (en vrai), l’évêque Crispín (dans le livre) vs. Cipriani (en vrai).
La documentation est solide et les clefs vers le réel nous sont données. Et ça change tout. Le livre doit alors se voir comme une accusation. Accusation contre l’armée, contre l’Eglise, et surtout contre le gouvernement. Tous responsables de la mise en place d’un vrai système de terreur, avec escadrons de la mort, charniers, tortures et chasse à tous ceux qui, sentiéristes ou non, osent élever la moindre critique, poser la moindre question.
La guérilla n’apparaît d’ailleurs pas frontalement, elle n’est présente que par les évocations épouvantées des habitants, et si elle est décrite comme une bande de fous furieux illuminés, ce n’est pas cela que veut raconter l’auteur, car de cela, tout le monde est d’accord. Ce qu’il veut raconter, c’est le rôle du pouvoir, ses crimes, et comment il a essayé de les dissimuler. Comment, plus largement, le Pérou est une société fondamentalement inégalitaire, un pays où une région peuplée majoritairement d’indiens est invisible pour le reste du pays (et de l’occident). Je ne sais pas trop quel est l’état d’esprit dans le pays 30 ans après les faits, mais je suppose que ce genre de discours fait sûrement grincer des dents.
Pour la petite histoire, l’évêque Cipriani est depuis monté en grade : il est actuellement cardinal
matthias jullien
Alfredo Pita, Ayacucho (titre original : El rincón de los muertos, langue originale : Espagnol — Pérou), traduit par René Solis, Métailié, mars 2018, 380 p. — 13,99 €.
PS : parmi les conclusions de la Commission de le vérité et de la réconciliation établie au début des années 2000
Le nombre total de morts est estimé à 70 000.
Le Parti Communiste du Pérou, Sentier Lumineux, fut responsable de 54% des morts ; les forces armées de 30%, les milices civiles et les groupes paramilitaires de 15%, et enfin le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA) de 1% des morts.
Pour ce qui est des victimes : 75% étaient d’origine andine et amazonienne (la moyenne nationale des langues indigènes est de 17%), 55% étaient occupées dans l’agriculture, et plus de 66% étaient des hommes ayant entre 20 et 49 ans (alors que ce groupe représente 38% de la population totale).
Et pour les hispanisants, voici un article intéressant pour avoir quelques clés sur le contexte et les événements décrits dans le livre.
comment contacter l’auteur ‚si cela est possible ‚je fais un travail de recherche sur cette période au Pérou,je suis étudiant en master
cordialement