Jean-Paul Curnier est décédé — trop tôt — l’an dernier. Les éditions Lignes publie aujourd’hui un texte testament où un « rien n’arrive, ça arrive souvent » prouve qu’il existe hélas ! des passages obligés. Avant un de ceux-là, ce livre ramène à l’humour qui tente de sauver de la désolation de « ce qui arrive ». S’y retrouve le goût des mots d’un philosophe qui ne fut jamais prisonnier des pensums. Philosopher à l’arc (2016 chez le même éditeur) le prouva comme un peu plus tôt Montrer l’invisible où l’auteur fit entrer dans les coulisses de la société du spectacle afin de montrer comment les images se fomentent pour entrer en nous. La faute n’en est pas seulement aux « amuseurs ». L’auteur a mis en son temps le ministère de la culture face à son fait acquis. Ses bureaucrates tuent la culture en ne finançant que des plaisirs fléchés pour une seule caste nourrie de savoirs prémâchés.
Dans ce dernier livre comme les autres, l’auteur rappelle que la culture est la suicidée de la société par ceux qui prétendent la défendre au moment où elle ne s’est jamais aussi mal portée et où les Séraphin Lampion tintinesques de la culture n’éclairent plus qu’eux-mêmes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les pages critiques du Monde des Livres ou de Télérama qui — se drapant de justifications morales — n’encensent que les pater Auster et autres prétendus corsaires de la littérature.
Mais ici le philosophe bat un peu plus la campagne. Il parle de la maladie de soi (à ne pas confondre avec celle du moi) et des amours ratés. Il est là plus pertinent que dans certaines de ses attaques contre l’art. L’auteur qui défendit si souvent la contre-culture sous l’ombre tutélaire du «Grand jeu» se prit quelques fois les pieds dans le tapis. Ici à l’inverse, libéré de ses parti pris, il avance d’un pas plus léger.
L’auteur s’amuse de la vie à deux qui n’est jamais meilleure que lorsqu’elle est vécue seule. Et se trouvent rassemblés bribes et fragments qui s’agitent sans destination précise et en se moquant de toutes les équations idéologiques. L’auteur respire, libre, et par touches fines, parfois délicieusement absurdes nées de petits riens ordinairement voués à l’insignifiance et au silence.
Ces divagations donnent à Jean-Paul Curnier une « pointe » ultime » dans de tels éloges du rien qui font de l’oeil à Lichtenberg et Pessoa. Le sens de l’inexistence est là. Celui de l’existence aussi. Les deux se sont rejoints chez un auteur rare qui, lorsqu’il ne pontifiait pas, donnait à l’insignifiance tout le lustre qu’elle mérite. Et ce, avec une acuité réfractaire.
Le lecteur est conduit à expérimenter des labyrinthes et emprunter des carrefours où il peut légitimement hésiter. Manière de le porter à une réflexion salutaire et à revisiter ses pensées.
jean-paul gavard-perret
jean-paul curnier, Par dessus tête, Editions Lignes, 2018.