Michel Foucault, Les aveux de la chair

Foucault le patrologue

Les archives acquises par la BNF per­mettent la publi­ca­tion d’un tré­sor attendu. L’ouvrage est un pre­mier jet auquel Fou­cault comp­tait se remettre au moment de sa mort. Mais la réunion des quatre volumes de Dits et Écrits (1954–1988) publiés en 1994, puis celle des treize volumes des Cours au Col­lège de France  en ont retardé l’édition. Sa mise au point est due au plus émi­nent spé­cia­liste de l’auteur : Fré­dé­ric Gros, édi­teur des œuvres de Michel Fou­cault dans la Biblio­thèque de la Pléiade.
Il s’agit d’une archive encore vivante du « moine sol­dat ». Son point d’origine date des débuts et du milieu des années 1970 où le rap­port de Fou­cault à l’archive se pré­cise. Celui qui avait dénoncé le culte de l’homme et du sujet s’intéresse désor­mais à la sub­jec­ti­vité et au rap­port que des sujets entre­tiennent avec la loi à tra­vers la sexua­lité ou le crime. Le tra­vail sort d’une his­toire du dis­cours vers celle du corps. Aux archives des savoirs se super­pose l’archive en tant que trace d’une exis­tence. Du sta­tut de monu­ment, elle devient document.

A cette époque, Fou­cault se rap­proche de cer­tains his­to­riens et il tra­vaille en 1973 sur le cas du par­ri­cide Pierre Rivière qui paraît dans la col­lec­tion Archives créée par Pierre Nora. Un peu plus tard, le phi­lo­sophe publie un texte majeur La vie des hommes infâmes  (1978), antho­lo­gie d’existences mar­gi­nales confron­tées aux pou­voirs et ren­con­trées au hasard des livres et des docu­ments. Il pour­suit ce tra­vail avec l’historienne Arlette Farge sur les archives de la Bas­tille et les lettres de cachet de l’Ancien Régime. Emus par de telles archives de vies fêlées liées à l’enfermement, l’exclusion, l’anormalité, il sait néan­moins les trai­ter avec autant d’intelligence que d’intuition là où il éprouve à la fois beauté et effroi.
Les aveux de la chair datent de cette époque et font  le lien entre les deux types d’archives signa­lées plus haut. L’auteur relit et relie les pre­mières avec en fili­grane l’apport des secondes. Ce texte paraît aujourd’hui comme le qua­trième et der­nier volume de L’histoire de la sexua­lité. Il est donc le pre­mier auquel l’auteur s’était consa­cré après  La volonté de savoir (1976) — intro­duc­tion géné­rale de l’entreprise. Dans ce pré­lude, Fou­cault s’attachait déjà aux doc­trines du chris­tia­nisme éla­bo­rées du Ile au IVe siècles par les Pères de l’Église qu’il reprend dans cet inédit.

Il y découvre que la majo­rité de telles règles était un héri­tage rema­nié des dis­ci­plines de soi éla­bo­rées par les phi­lo­sophes grecs et latins de l’Antiquité clas­sique et tar­dive. Il pour­sui­vra d’ailleurs ce tra­vail qui abou­tira en à la publi­ca­tion simul­ta­née de L’usage des plai­sirs et du  Souci de soi. Le livre ramène donc au centre des pré­oc­cu­pa­tions fou­cal­diennes de l’époque. L’auteur y met au clair son refus des idées géné­rales et son besoin de démys­ti­fier ce que chaque époque tient caché. Fou­cault non seule­ment y affine sa réflexion sur la sub­jec­ti­vité et la sub­jec­ti­va­tion mais découvre là un point d’analyse pri­vi­lé­gié de l’émergence de la sexua­lité moderne et du rôle qu’y a joué le chris­tia­nisme.
Avec cette paru­tion se clôt le volu­mi­neux dos­sier « Patris­tique » que Fou­cault avait ouvert dès 1976 et dont d’autres pièces étaient déjà acces­sibles dans Du gou­ver­ne­ment des vivants (2012 ) — cours au Col­lège de France de 1980 consa­cré pour une large part aux Pères de l’Église (Her­mas, Ter­tul­lien, Cas­sien, Clé­ment de Rome, etc.). Cette lec­ture ser­rée et l’analyse nova­trice des « régimes chré­tiens de vérité » (bap­tême, péni­tence) per­mettent de fina­li­ser le por­trait de ce qu’on nomme le « der­nier Fou­cault ». Celui des « tech­niques de soi ».

Mais elles per­mettent de faire bou­ger les lignes de l’analyse du chris­tia­nisme telle qu’elle sem­blait sta­tu­fiée en 1976 dans La Volonté de savoir deve­nue une sorte de doxa où le chris­tia­nisme ne serait que la reli­gion de l’aveu et de l’obéissance. Et si  Les Aveux de la chair reprennent en par­tie les don­nées de La volonté de savoir  et des cours, ils les élar­gissent et les ouvrent (entre autres par une ana­lyse imper­ti­nente de Saint Augus­tin) vers des pro­fon­deurs cachées et où le corps « parle » plus ouver­te­ment.
Patro­logues, phi­lo­logues, his­to­riens, théo­lo­giens mais aussi phi­lo­sophes et ama­teurs éclai­rés du fon­de­ment his­to­rique et cultu­rel du sujet moderne à tra­vers les Pères grecs et latins du IIe au Ve siècle y trou­ve­ront du grain à moudre et don­ne­ront à la pen­sée fou­cal­dienne encore plus de pré­ci­sion et de richesse.

jean-paul gavard-perret

Michel Fou­cault,  Les aveux de la chair,  Gal­li­mard, col­lec­tion Biblio­thèque des His­toires, Paris, 2018.

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