Charles Pennequin, Bine

Le trou du même

Avoir tra­versé Dedans (Al dante, 1999), ou bien Bibi (POL, 2002), de Pen­ne­quin, c’est avoir fait l’expérience d’une dépos­ses­sion de soi. Dépos­ses­sion au sens propre, avoir vécu l’exorcisme autant psy­cho­lo­gique que phy­sique de notre propre être, de ce qui comme trou ne sau­rait se résor­ber dans les iden­ti­tés qui viennent l’affubler ou le com­bler, aux mille regards qui viennent l’accuser d’être ceci ou cela, alors qu’il est trou. C’est avoir senti que le trou de l’être, ce qui onto­lo­gi­que­ment signe notre pré­sence, ne sau­rait s’oublier mal­gré l’emprise qu’exercent les ordres de repré­sen­ta­tion exté­rieure qui pré­tendent à l’hégémonie : la famille, l’amitié, les rues, la télé­vi­sion, les séries, les opi­nions qui s’empâtent irré­ver­si­ble­ment dans la bouche, viennent l’étouffer, empê­cher que cela parle par le trou. Dépos­ses­sion, qui est néan­moins pro­blé­ma­tique dans ses écrits comme le sou­ligne avec per­ti­nence Chris­tian Prigent : le je confes­sion­nel et mono­lo­guant vacille. Il s’arrache pro­vi­soi­re­ment d’un on et d’un ça logo­ni­que­ment chao­tiques (…) Il se pose à peine sur le socle d’un moi pro­blé­ma­tique (…) Il se renoie illico dans le on.

L’écri­ture de Pen­ne­quin est la matière de cette lutte de cet impos­sible arra­che­ment, qui n’arrête pas de se répandre, en bloc-texte dense tel que cela appa­raît dans les deux livres cités. Nous dépos­sé­dant, il montre qu’inexorablement, nous sommes repris, que nous débattre dans notre langue, dans notre crâne, c’est voir que tout cela les consti­tue, n’est en fait que leur propre matière. Tou­te­fois, avec Bine, son der­nier livre publié au Cor­ri­dor bleu dans la col­lec­tion IKKO, se pré­sente le lieu d’une langue plus intime, langue qui se recherche, plus fra­gile, moins en upper­cut, langue ins­crite à même la page davan­tage sous la forme de vers. Que de bloc-texte. Bine sem­ble­rait être une sorte de pause, de res­pi­ra­tion. De même, l’expression se fait moins conta­mi­née par des ins­tances hété­ro­gènes de langue. En effet ce qui carac­té­rise par­fai­te­ment le tra­vail d’écriture de Pen­ne­quin, c’est de se faire caisse de réso­nance des bribes, débris, amon­cel­le­ments, lam­beaux ver­baux qui tra­versent aussi bien son espace sonore que son espace visuel. De s’en emplir et d’en mar­quer l’absurde sens.

Des cut opé­rés dans des séries comme Urgence, aux conver­sa­tions de famille, aux expres­sions popu­laires, ritour­nelles ou slo­gans publi­ci­taires, sa langue, ne se dévoile pas terre d’accueil de l’hétérogénéité, mais témoigne de cette vio­la­tion constante du corps, de sa constante impu­reté. Au point que le sujet nar­ra­teur ne soit plus qu’une béance inson­dable, l’absent même de l’écriture, seule­ment preuve incar­née de la déper­son­na­li­sa­tion abso­lue et néces­saire de soi. On est devenu le petit trou de nous. Et on s’enferre dedans. On est comme mort dedans. (Dedans). Là, dans Bine, La langue est moins conta­mi­née, le vers per­met­trait en quelque sorte de désa­mor­cer les syn­taxes en apnée, le cri­blage des motifs mon­dains, pour ouvrir à une expres­sion plus res­ser­rée. Langue davan­tage idio­lec­tale, reve­nant du Père ce matin (ed. Carte blanche, 1997) Alors que dans des livres comme Bibi, dans le tor­rent du mono­logue, il appa­raît cher­cher la phrase la plus infor­melle, la plus ano­dine quant à son élo­cu­tion, sa construc­tion, en mul­ti­pliant les sen­tences courtes, sujet+verbe+complément, for­mu­la­tion pro­no­mi­nale ; dans Bine, la langue se désar­ti­cule, refuse en de très nom­breux endroits toute ten­ta­tive de ponctuations.

Langue plus fra­gile et pour­tant qui jamais ne se hache, qui ne témoigne plus que de l’intimité d’un dire de soi, dans une langue qui se condense selon un rythme de soi. Et non plus selon l’insistance de la pré­sence de l’autre qui nous presse de par­ler. Binage, seul, de soi à soi, comme si alors que dans Bibi, il deman­dait Com­ment je fais pour être des nôtres. D’être des miens. Je veux dire com­ment je fais pour être de moi. Com­ment je fais pour me faire, il com­men­çait à pou­voir répondre par une langue dépla­cée, moins prise dans les pres­sions d’un espace inter­sub­jec­tif. Qui s’égare dans ses cas­sures et ses replis : com­ment alors abor­der quand on nomme les mots à por­tée de plus rien n’est de pire que par­ler dans plus vide que soi-même (p. 11) Mais tout en témoi­gnant par ce binage d’une parole plus inté­rieure, rete­nue par elle-même, reste que ce que Pen­ne­quin dévoile là ne s’échappe pas du constat de l’état du corps quant à sa pré­sence maté­rielle. En effet, cette parole plus sourde de Bine ne vient pas d’un coup trou­ver au fond du trou, de la béance de l’être, une vérité, une lumière, une sub­stance qui vien­drait sutu­rer la souf­france du trou. Non, Pen­ne­quin plon­geant davan­tage dans la sin­gu­la­rité, vient mon­trer à un autre niveau à quel point la béance ne peut se confondre avec les sujets, les moi, les je, qui en nous sont ins­ti­tués, impo­sés, pla­car­dés comme s’il s’agissait de notre por­trait exhibé afin qu’on s’y reconnaisse.

Alors que dans Bibi, ce qui pou­vait pous­ser, nous emplir et nous vider, c’était Dieu le truc (p. 77), ou encore les autres hommes, ceux qui imposent les limites du nom ; dans Bine, ce qui pousse, emplit, se pro­page, est ins­crit au plus inté­rieur de soi, n’est plus que “pa”. en moi pa en nous tous ses trucs tout mon pa pa le truc nous repousse tout en moi et retourne en mon pas pa retourne comme un gant la pen­sée bourre la bête (p. 57) Cette seule syl­labe “pa” — où on recon­naî­tra papa, le père, ou tout ce qu’on vou­dra peu importe — est d’abord la pos­si­bi­lité dans ce poème qui clô­ture Bine, d’une expres­sion qui marque par sa seule pré­sence, ce qui là pèse et jamais ne peut se dire, car se retire tou­jours et n’apparaît pas. Dans le Père ce matin, c’était encore le ça de la psy­cha­na­lyse, et on pou­vait y voir un rap­port avec Prigent. Là ce n’est plus que “pa”. Certes on y verra dans ce der­nier poème, ce qui hante déjà les autres œuvres, la pré­sence du père, de la vio­lence exer­cée sur le corps, et la pré­sence de la mère, “ma”, mais ce serait expri­mer que Bine n’est qu’une des symp­to­ma­to­lo­gies pen­ne­quiennes se posant en paral­lèle des autres. Et c’est pour­quoi, j’insiste sur le fait que le sujet n’est pas l’intime, mais qu’il s’agit d’une inti­mité de l’écriture de soi. Le père dont il s’agit, et dont l’écriture tire sa mémoire et son âge (oui sais-tu père / que les vers / me reviennent / de ton âge (p. 24) s’il est d’abord l’expérience bio­lo­gique et phy­sique du père, de sa marque, il est pro­fon­dé­ment ce qui dans toute la généa­lo­gie d’une écri­ture d’avant-garde, ce qui sous diverses figures vient pos­sé­der, emplir les trous du crâne et du corps : en toi ne ser­rer / que le vide à être / soi sans soi-même / que le soi / sans qu’on soit / nous rebouche (p. 25).

Ainsi, si Pen­ne­quin peut stig­ma­ti­ser le fait d’être celui qui n’a de cesse de se répé­ter, se tenir dans la répé­ti­tion, la boucle (je me répète en moi. Je suis le répété. Celui qui se redit en lui tous les jours. (Bibi, p.44), il s’agit de com­prendre que l’écriture est cepen­dant le lieu d’un ver­tige, d’un creu­se­ment de soi dans la répé­ti­tion, d’une prise en vue tou­jours plus aigui­sée et péné­trante de cette dis­pa­ri­tion de soi que l’on répète. Ce même que Pen­ne­quin répète, mar­tèle sans cesse et sans cesse, cette situa­tion tra­gique de soi, est aussi une varia­tion infi­nie qui peu à peu devient plus grave, plus lourde, plus insis­tante. Ici dans le Poème nul, il est dit dans sa nudité la plus crue, la plus dépouillée de toute pré­sence venant alié­ner la langue : nul le même dans l’idée qu’on existe nulle l’idée sans qu’on pense tout son nul (p. 33)
Nous ne par­lons du même d’une façon décente que si nous disons tou­jours le même du même, et ce de telle sorte que nous soyons nous-mêmes pris dans la requête du même. C’est pour­quoi l’absence de limite du même est pour la tran­chée la plus tran­chante limi­ta­tion (Hei­deg­ger, Qu’appelle-t-on pen­ser ?), cepen­dant c’est au creux de cette limi­ta­tion que la pen­sée mono­lo­guée se fait poé­sie, se découpe en une com­po­si­tion qui n’est que la trace sin­gu­lière d’une expé­rience unique. C’est au pli de cette limi­ta­tion que Pen­ne­quin bine, bine et bine en corps le fil ténu de sa propre existence.

phi­lippe boisnard

Charles Pen­ne­quin, Bine, Le Cor­ri­dor bleu, coll. IKKO, 2003, 62 p. — 8,00 €.

Le Cor­ri­dor bleu
25 rue Jacques Louvel-Tessier
75010 Paris
lecorridorbleu@hotmail.com

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