Inventée au XXème siècle, l’abstraction est devenue désormais un genre. Elle apparaît par la dissipation du religieux et dans la manière de penser l’espace. Elle réagit aussi à ce qui venait de se passer avant elle et devint à ce titre un aboutissement logique. Elle fut porteuse d’une spiritualité (une fois que Dieu est mort) plus que d’une simple libération des formes et construisit de nouveaux rapports qui peuvent être fruit de leur absence apparente comme le souligna Beckett dans Peintres de l’effacement.
Pour De Chassey il existe deux temps à l’abstraction. Spiritualisante dans les deux cas, elle renvoie d’abord à des expériences collectives (années 0 et 10) puis à des expériences plus individuelles (période post war). Malevitch en son abstraction absolue appelait par son art à une méditation qui transformerait le monde par une peinture sans objet mais propre à réactiver des sensations et des expériences nouvelles en une forme de « prière sans objet ». L’abstraction qui naît à partir du milieu des années 40 est moins collective. Néanmoins, « dripping » et autres peintures gestuelles répondent aux destructions massives (génocidaires, atomiques) dont la figuration ne pouvait en assurer les enjeux de manière essentielle.
Cette abstraction post-war s’étend sur tout le monde occidental. Rothko passe du figuratif au mythique pour y trouver sa voie, Barnett Newman renverse la table pour retrouver un geste premier. Toutefois, l’expressionnisme abstrait n’est pas purement américain : d’un côté il y à Pollock mais à Prague Fissler et Rodchenko à Moscou produisent des œuvres similaires. Seul l’americano centrisme oublie le polycentrisme d’expériences concomitantes.
La volonté d’un nouveau départ à zéro est plurivoque. Certes, une bascule s’est produite de Paris à New-York mais aussi de bien d’autres lieux vers d’autres foyers (Los Angeles, San Francisco comme Prague et Zurich). Chassey élimine les récits trop simples auxquels se sont convertis même les critiques européens. L’auteur rappelle qu’Olivier Debré (avec « Le mort de Dachau ») ou Cheminsky comme Rothko prouve que l’extermination rend la représentation impossible. Il a le mérite de ne jamais penser de manière duale et rappelle que le « laboratoire de la peinture » n’a pas lieu qu’en Amérique. Certes, en Europe, le contexte n’est plus porteur en terme économique et messianique. Et les artistes américains pensent implicitement sauver le monde face au désarroi de peintres européens qui n’exploiteraient que des ressources anciennes. Mais le monde de l’art est plus complexe.
L’abstraction se voulut l’aventure nouvelle d’un « premier homme » (Newmann). Mais elle se retrouva dans tout l’occident. Après le succès de Pollock et des autres, il fut difficile au peintre ( américain ou non) de réinventer le monde crée sans tomber dans un style : faire couler de la peinture sur la toile ne suffisait plus. « L’anxiété de l’influence» (Bloom) força certains à sortir du tableau et de ne plus faire de la peinture. D’autres y restent en revenant à la figuration comme Malevitch le fit après sa période suprématiste.
Passant d’un dynamisme de l’intérieur vers un retour au réel, un artiste tel que Philip Guston en reste l’exemple parfait. Le peintre américain après une période abstraite secondaire et fasciné par les figuratifs muraux mexicains, a fait retour à la figuration afin « que ce que l’on voit ne soit pas ce que l’on croit voir » en réponse au« ce que vous voyez est ce que nos voyez » de Stella. De Chassey livre ainsi une réflexion plus que magistrale d’une peinture devenue genre. Elle quitta une impasse pour en créer une autre : le prochain livre de l’auteur va l’explorer.
jean-paul gavard-perret
Eric de Chassey, L’abstraction avec ou sans raison, Gallimard, Paris, 2017, 280 p.