Eric de Chassey, L’abstraction avec ou sans raison

Quand la forme pense

Inven­tée au XXème siècle, l’abstraction est deve­nue désor­mais un genre. Elle appa­raît par la dis­si­pa­tion du reli­gieux et dans la manière de pen­ser l’espace. Elle réagit aussi à ce qui venait de se pas­ser avant elle et devint à ce titre un abou­tis­se­ment logique. Elle fut por­teuse d’une spi­ri­tua­lité (une fois que Dieu est mort) plus que d’une simple libé­ra­tion des formes et construi­sit de nou­veaux rap­ports qui peuvent être fruit de leur absence appa­rente comme le sou­li­gna Beckett dans Peintres de l’effacement.
Pour De Chas­sey il existe deux temps à l’abstraction. Spi­ri­tua­li­sante dans les deux cas, elle ren­voie d’abord à des expé­riences col­lec­tives (années 0 et 10) puis à des expé­riences plus indi­vi­duelles (période post war). Male­vitch en son abs­trac­tion abso­lue appe­lait par son art à une médi­ta­tion qui trans­for­me­rait le monde par une pein­ture sans objet mais propre à réac­ti­ver des sen­sa­tions et des expé­riences nou­velles en une forme de « prière sans objet ». L’abstraction qui naît à par­tir du milieu des années 40 est moins col­lec­tive. Néan­moins, « drip­ping » et autres pein­tures ges­tuelles répondent aux des­truc­tions mas­sives (géno­ci­daires, ato­miques) dont la figu­ra­tion ne pou­vait en assu­rer les enjeux de manière essentielle.

Cette abs­trac­tion post-war s’étend sur tout le monde occi­den­tal. Rothko passe du figu­ra­tif au mythique pour y trou­ver sa voie, Bar­nett New­man ren­verse la table pour retrou­ver un geste pre­mier. Tou­te­fois, l’expressionnisme abs­trait n’est pas pure­ment amé­ri­cain : d’un côté il y à Pol­lock mais à Prague Fiss­ler et Rod­chenko à Mos­cou pro­duisent des œuvres simi­laires. Seul l’americano cen­trisme oublie le poly­cen­trisme d’expériences conco­mi­tantes.
La volonté d’un nou­veau départ à zéro est plu­ri­voque. Certes, une bas­cule s’est pro­duite de Paris à New-York mais aussi de bien d’autres lieux vers d’autres foyers (Los Angeles, San Fran­cisco comme Prague et Zurich). Chas­sey éli­mine les récits trop simples aux­quels se sont conver­tis même les cri­tiques euro­péens. L’auteur rap­pelle qu’Olivier Debré (avec « Le mort de Dachau ») ou Che­minsky comme Rothko prouve que l’extermination rend la repré­sen­ta­tion impos­sible. Il a le mérite de ne jamais pen­ser de manière duale et rap­pelle que le « labo­ra­toire de la pein­ture » n’a pas lieu qu’en Amé­rique. Certes, en Europe, le contexte n’est plus por­teur en terme éco­no­mique et mes­sia­nique. Et les artistes amé­ri­cains pensent impli­ci­te­ment sau­ver le monde face au désar­roi de peintres euro­péens qui n’exploiteraient que des res­sources anciennes. Mais le monde de l’art est plus complexe.

L’abs­trac­tion se vou­lut l’aventure nou­velle d’un « pre­mier homme » (New­mann). Mais elle se retrouva dans tout l’occident. Après le suc­cès de Pol­lock et des autres, il fut dif­fi­cile au peintre ( amé­ri­cain ou non) de réin­ven­ter le monde crée sans tom­ber dans un style : faire cou­ler de la pein­ture sur la toile ne suf­fi­sait plus. « L’anxiété de l’influence» (Bloom) força cer­tains à sor­tir du tableau et de ne plus faire de la pein­ture. D’autres y res­tent en reve­nant à la figu­ra­tion comme Male­vitch le fit après sa période supré­ma­tiste.
Pas­sant d’un dyna­misme de l’intérieur vers un retour au réel, un artiste tel que Phi­lip Gus­ton en reste l’exemple par­fait. Le peintre amé­ri­cain après une période abs­traite secon­daire et fas­ciné par les figu­ra­tifs muraux mexi­cains, a fait retour à la figu­ra­tion afin « que ce que l’on voit ne soit pas ce que l’on croit voir » en réponse au« ce que vous voyez est ce que nos voyez » de Stella. De Chas­sey livre ainsi une réflexion plus que magis­trale d’une pein­ture deve­nue genre. Elle quitta une impasse pour en créer une autre : le pro­chain livre de l’auteur va l’explorer.

jean-paul gavard-perret

Eric de Chas­sey,  L’abstraction avec ou sans rai­son, Gal­li­mard, Paris, 2017, 280 p.

Leave a Comment

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, Chapeau bas, Essais / Documents / Biographies

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>