Andri Snær Magnason, LoveStar

Le pire des mondes

Cette dys­to­pie aussi dro­la­tique que phi­lo­so­phique s’ouvre par le déré­gle­ment total de la nature qui pousse les papillons monarques à se pré­ci­pi­ter  vers le Grand Nord tan­dis que les  sternes arc­tiques arrêtent pour leur part de migrer entre les pôles. Cet affo­le­ment inter­es­pèces per­met tou­te­fois à un inven­teur de génie  vision­naire,  LoveS­tar, de tra­vailler sur le sens de l’orientation des oiseaux par rap­port au nord magné­tique de la Terre et d’en étendre le prin­cipe à la gent humaine : voit ainsi le jour, bre­veté par la société Istar fon­dée par notre grand magnat mys­té­rieux,  un nou­veau sys­tème de com­mu­ni­ca­tion via les ondes, sans pas­ser par la connexion filaire clas­sique des ordi­na­teurs. Exit les câbles et réseaux tra­di­tion­nels de l’électronique  !
LoveS­tar génère donc le règne de « l’homme sans fil »,  à qui tout est acces­sible immé­dia­te­ment : appels télé­pho­niques, émis­sions TV et sur­tout les publi­ci­tés hyper­in­va­sives (de facto, elles pénètrent les indi­vi­dus par des ondes for­çant les cordes vocales à « aboyer » des mes­sages pro­mo­tion­nels)…

D
ans la fou­lée, LoveS­tar, qui aspire ni plus ni moins qu’à régen­ter la vie de tout un cha­cun de la nais­sance à la mort, ne s’arrête pas là et déve­loppe de manière révo­lu­tion­naire  le com­merce de la mort (Love­Mort),  envoyant les défunts se consu­mer dans l’espace en deve­nant étoile filante puis celui de l’amour (InLove), où cha­cun peut pour trou­ver l’âme sœur sur la pla­nète par cal­cul scien­ti­fique, ce afin d’unir pro­gres­si­ve­ment toute l’humanité et d’éviter le mal­heur et la guerre. Dans le même temps, entre le credo de la consom­ma­tion mas­sive  et l’entertainment élevé en seul mode de vie qui vaille  (sou­li­gnant tout bon­ne­ment au lec­teur la fin de la vie pri­vée et l’empire de la déres­pon­sa­bi­li­sa­tion abso­lue), la popu­la­tion peut aussi être confor­tée dans cha­cun de ses choix grâce au logi­ciel ReGret – D’ailleurs, il est même pos­sible de « rem­bo­bi­ner »  les enfants pénibles ou futurs délin­quants à qui leur parents offrent ainsi, moyen­nant finances, une vie alter­na­tive. Ou encore de mani­pu­ler les goûts dans une fra­trie pour empê­cher que les enfants soient atti­rés par les mêmes choses afin qu’ils ne se prêtent pas ou ne se donnent pas ce qui pour­rait être acheté plu­sieurs fois !

Mais la méca­nique infaillible de ce mono­pole quasi pla­né­taire de LoveS­tar — uni­vers futu­riste ultra asep­tisé cela étant —  connaît des inter­fé­rences  quand Indriði et Sigríður, jeunes gens sûrs de leur amour « natu­rel », se retrouvent « cal­cu­lés » par le fatal InLove, appre­nant alors que  leur moi­tié est ailleurs – ce qui va les pous­ser avant que d’être bri­sés à enta­mer une quête ini­tia­tique afin de véri­fier la force de leur amour, leur che­min croi­sant celui de LoveS­tar en quête de l’ultime inven­tion sem­blant le condam­ner à une mort pro­chaine dés les pre­mières pages.
Quid de l’amour « réel » et de notre liberté de pen­ser dans ces condi­tions ? C’est dans cette ten­sion entre une épo­pée roman­tique et une fresque d’anticipation cynique que le roman décolle. Car l’auteur – ayant fait paraître ce pre­mier roman en Islande en 2002, long­temps avant l’avènement des réseaux sociaux et la déma­té­ria­li­sa­tion des conte­nus il faut le sou­li­gner — se plaît à mon­trer à tra­vers cette vision alar­mante d’une société  plon­gée dans la connexion per­ma­nente (figure récur­rente de la lit­té­ra­ture cyber­punk), com­bien  le hasard et la chance peuvent contre­dire les cal­culs sta­tis­tiques et pro­ba­bi­listes des machines les plus sophistiquées.

Digne héri­tier d’Orwell, Hux­ley ou K. Dick,  Andri Snaer Magna­son n’a pas son pareil  pour poin­ter les dérives inévi­tables de ce monde idéal «  tout connecté » qui relie doré­na­vant l’ensemble des êtres humains. Si son roman demeure de fac­ture somme toute clas­sique, les ques­tions fon­da­men­tales qu’il pose, non sans humour,  de l’écologie à la liberté indi­vi­duelle en pas­sant évi­dem­ment par l’avenir du monde pro­mettent un revi­go­rant moment de lec­ture en ce qu’elles consti­tuent aussi et sur­tout un camou­flet à toutes les croyances aveugles et à l’infinie cré­du­lité humaine.

fre­de­ric grolleau

Andri Snær Magna­son, LoveS­tar, J’ai lu, avril 2017, 383 p — 8,00 €.

 

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Filed under Poches, Science-fiction/ Fantastique etc.

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