L’œuvre d’Aki Kuroda semble venue d’une autre planète. Ce qui n’est pas tout à fait faux. Il est donc le parfait illustrateur pour Shakespeare. Comme lui, il entraîne le regardeur/lecteur en un voyage dont nul ne revient pas indemne. Les ombres nomades de l’artiste comme celles d’Hamlet glissent dans les ténèbres.
Certes, chez le Japonais, les personnages peuvent en sortir vivants car purifiés. Chez Shakespeare, ils passent via le Léthé vers un autre monde. Et les deux semblent appartenir à un autre temps qui paradoxalement devient le miroir du nôtre. Les deux cultivent l’espoir, par l’épreuve du tragique, d’une autre humanité moins désolante. Celui dont l’oeuvre n’a cessé d’inspirer les écrivains (Marguerite Duras, Pascal Quignard) est ici influencé par l’un des plus grands d’entre eux. Qui peut rivaliser avec Shakespeare sinon Dante ?
Parti du Japon pour la France, emportant avec lui sa terre mouvante et instable, Kuroda reste le créateur qui se bat avec le chaos. Nourri des plus grands philosophes, physiciens et astronomes il trouve en Hamlet le fantastique « terrain » peuplé de flux, d’ombres et de lumières où le corps se bat dans un maelström d’émotions que l’artiste « brasse» encore, si bien que son univers (celui des mangas de son pays d’origine) ressemble à une vaste plaisanterie.
L’artiste polyvalent (peintre des ténèbres souvent monochromatiques, sculpteur, photographe, décorateur de ballet, metteur en scène de spectacle, éditeur de revues) trouve dans la pièce de Shakespeare une manière de poursuivre son “Cosmogarden” (Jardin du Cosmos qui n’a rien d’un jardin édénique). Le minotaure est remplacé par la fantasmagorie du maître de théâtre élisabéthain : il s’y trouve bien. L’artiste prouve que toute l’histoire des images est celle du combat sans merci contre la nuit. Ses images dévorent la pièce comme Hamlet « dévore » le fatum et peu importe l’issue.
Notre propre chaos est livré à l’énigme de telles images : au rêveur endormi fait place l’insomniaque rêveur.
jean-paul gavard-perret
Aki Kuroda, William Shakespeare, Hamlet , Trad. de l’anglais par Jean-Michel Déprats. Illustrations d’Aki Kuroda, Gallimard, Collection Blanche, 2016.