Jack London, Les Morts concentriques

Après un an de som­meil, la col­lec­tion de La Biblio­thèque de Babel pro­fite de l’automne pour se réveiller

Il aura fallu attendre un an pour voir enfin paraître les volumes 7 et 8 de La Biblio­thèque de Babel… Au lan­ce­ment de ce fabu­leux pro­jet édi­to­rial — il s’agissait de réédi­ter avec leurs cou­ver­tures d’origine et le luxe de matière que sup­pose le label FMR, l’intégralité d’une col­lec­tion mythique née en Ita­lie, diri­gée par Jorge Luis Borges sous l’impulsion de Franco Maria Ricci, comp­tant trente volumes dont onze seule­ment ont été tra­duits en fran­çais dans les années 80 — l’on avait pris date pour une paru­tion de six volumes par an, publiés deux par deux. À peine vit-on se ralen­tir le rythme de publi­ca­tion — en mars et sep­tembre 2007 un seul volume parais­sait — que man­quèrent au cœur ces très beaux livres aux pro­por­tions élan­cées, dont les carac­tères Bodoni aux ron­deurs gra­cieuses déli­ca­te­ment impri­més sur papier crème caressent le regard tan­dis que le tou­cher simul­tané des pages soyeuses aux douces ver­geures et de la tex­ture plus rêche de la cou­ver­ture car­ton­née à larges rabats enchante la main.

Eu égard au concept annoncé de la col­lec­tion — consti­tuer une antho­lo­gie de la lit­té­ra­ture fan­tas­tique à tra­vers les auteurs favo­ris de Borges, chez les­quels ont été pui­sées des nou­velles réunies en recueils inédits et pré­sen­tées par l’écrivain argen­tin — ce volume étonne un peu : des cinq textes qu’il contient, un seul, “L’ombre et la chair”, mérite réel­le­ment le qua­li­fi­ca­tif de fan­tas­tique. Met­tant en scène un couple anta­go­niste de jeunes gar­çons sur­doués et jusqu’auboutistes — un blond et un brun, taillés pareille­ment, aussi fins ath­lètes qu’esprits puis­sants ver­sés dans les sciences, se connais­sant depuis l’enfance et ne ces­sant, éter­nels rivaux, de s’affonter dans tous les domaines — ce récit tisse en une intrigue ter­rible le motif du double, et celui, ô com­bien fécond, du fan­tasme scien­ti­fique qui le conduit aux fron­tières de la science-fiction. L’enjeu de l’ultime lutte que se livrent les deux savants ? Rien moins que la décou­verte de la for­mule chi­mique per­met­tant à tout corps vivant de deve­nir invi­sible. Sombre par son issue, le récit voit sa noir­ceur tem­pé­rée par quelques élé­ments gro­tesques — cer­taines scènes confinent à la farce et le nar­ra­teur, ami com­mun des deux rivaux, se décrit lui-même comme étant petit, gros, et pares­seux — qui, très sub­ti­le­ment dosés, apportent un trait d’humour sans virer à la cari­ca­ture.

 

Cet équi­libre se retrouve dans “La Mai­son de Mapouhi”. Débu­tant comme une fable met­tant aux prises un pêcheur de perles naïf gou­verné par ses “femmes” — sa mère, son épouse et sa fille — et de cupides mar­chands occi­den­taux — ce qui four­nit matière à de savou­reuses scènes comiques — la nou­velle se mue en une sorte de docu­ment dra­ma­tisé mon­trant les sévices d’un oura­gan excep­tion­nel. Les des­crip­tions sont poi­gnantes, et sinistres les mon­ceaux de cadavres jon­chant les grèves une fois l’accalmie venue. Mais au milieu des décombres, tan­dis que s’ébauche un vibrant hom­mage à la force qu’insuffle l’instinct de sur­vie aux êtres a priori les plus fra­giles, est aussi jetée une cin­glante lumière sur la cupi­dité, qui s’avère être la dis­po­si­tion humaine la mieux apte à per­du­rer… contre vents et marées.

 

La cupi­dité… c’est elle éga­le­ment qui per­dra Maka­muk, chef d’une tribu d’Indiens du Grand Nord. Trop avide d’obtenir d’un de ses pri­son­niers — un Polo­nais rusé cher­chant à échap­per à la tor­ture — tel médi­ca­ment miracle grâce auquel il aurait eu d’immenses pou­voirs, il sera berné et ne sera plus nommé que Face Per­due. Célé­brant la vic­toire de l’habileté intel­lec­tuelle sur la soif de domi­na­tion, “La Face Per­due” s’apparente, à l’instar de “La loi de la vie”, décri­vant les der­niers ins­tants d’un vieil Indien impo­tent, à un conte phi­lo­so­phique trai­tant du rap­port des hommes à la vie, à la mort, à la souffrance.

 

Non plus conte phi­lo­so­phique ni fable mais véri­table thril­ler poli­tique, la nou­velle qui donne son nom au recueil, “Les Morts concen­triques” : nar­rant les menées d’une confré­rie anar­chiste qui menace de tuer chaque semaine un inconnu choisi au hasard si le richis­sime Eben Hale ne paie pas dans les délais impar­tis telle somme qui lui est pré­ci­sée, cette nou­velle aura aujourd’hui un impact sin­gu­lier, à l’heure où nos société occi­den­tales redoutent le ter­ro­risme. L’on se deman­dera au pas­sage pour­quoi le titre d’origine “Les Favo­ris de Midas” — qui tra­dui­sait à la lettre le titre anglais, The Minions of Midas — dont le rap­port au texte était évident puisqu’il repre­nait le nom de la mys­té­rieuse confré­rie, est devenu, ici, “Les Morts concen­triques”… Plus énig­ma­tique, il ne suf­fit pour­tant pas à don­ner le moindre cachet “fan­tas­tique” à la nouvelle.

Pour qui n’a jamais rien lu de Jack Lon­don, ce recueil est assu­ré­ment un excellent moyen d’approcher son uni­vers et sa manière d’écrire — certes “fil­trée” par la tra­duc­tion. Cha­cun des récits est une nou­velle à l’architecture exem­plaire, leur ton est varié, et l’on sent bien à tra­vers ces cinq textes l’empreinte de ces deux idéo­lo­gies contraires (J. L. Borges) qui, chez leur auteur, ont pour­tant fra­ter­nisé — la glo­ri­fi­ca­tion de l’aptitude à sur­vivre des mieux doués, héri­tage des théo­ries dar­wi­nistes, et une pro­fonde empa­thie pour le genre humain jusqu’à ses plus humbles repré­sen­tants. L’introduction de Borges, davan­tage atta­chée à sur­vo­ler — avec conci­sion et pro­fon­deur tout à la fois — la vie et l’œuvre de Lon­don qu’à pré­sen­ter dans le détail les cinq nou­velles choi­sies, achève d’ériger ce recueil en ouvrage d’initiation.
N’ayant guère de cou­leur fan­tas­tique ce sep­tième volume a des mines de petit canard gris dans l’ensemble de la Biblio­thèque de Babel. Il n’en reste pas moins indis­pen­sable à se pro­cu­rer, d’abord pour ne pas bri­ser la cohé­rence d’une col­lec­tion com­men­cée, ensuite parce que l’aperçu inédit qu’il offre du talent de Lon­don est hau­te­ment appré­ciable, sur­tout pour les lec­teurs qui ne connaî­traient cet auteur que de (re)nom.

À visi­ter : le site fran­çais sur Jack London

isa­belle roche

 

   
 

Jack Lon­don, Les Morts concen­triques (Textes choi­sis et pré­sen­tés par Jorge Luis Borges — Intro­duc­tion de Borges tra­duite par Corinne Her­nan­dez), coédi­tion FMR/Le Panama coll. “La Biblio­thèque de Babel” (n° 7), sep­tembre 2008, 152 p. — 21,00 €.

 
     
 

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