Entretien avec Jacques Bonnaffé (L’Oral et hardi/Jean-Pierre Verheggen)

Petit retour sur une ren­contre entre un poète et un comé­dien en com­pa­gnie de Jacques Bonnaffé

Sur la scène, Jacques Bon­naffé déploie une incroyable éner­gie qui élec­tri­fie lit­té­ra­le­ment la poé­sie de Jean-Pierre Verheg­gen – que déjà à l’état tex­tuel on sent agi­tée d’une incoer­cible mobi­lité pho­nique et séman­tique – et les textes qu’il a lui-même écrits, deve­nus, pour L’Oral et hardi, de remar­quables écrins dra­ma­tiques.
À l’occasion de l’interview, dans l’espace d’accueil de la Mai­son de la Poé­sie, je découvre un homme tout en rete­nue, comme s’il devait recou­vrir d’une pelisse pro­tec­trice une hyper­sen­si­bi­lité sans laquelle il ne pour­rait jouer aussi inten­sé­ment mais qui, en même temps, le rend vul­né­rable. Ses pro­pos, d’ailleurs, lais­se­ront affleu­rer à maintes reprises cette sen­si­bi­lité à vif, avec une telle pudeur qu’elle en devient plus aiguë – et plus émou­vante.
La voix est ténue, et la parole est à l’opposé de celle de ces
bour­reaux média­tiques que la télé rend volu­biles. Il n’y a plus comme sur la scène pro­fé­ra­tions et grands gestes ; le corps est au repos, le dis­cours réflé­chi et sans hâte, qui sou­vent sus­pend les phrases – ce sont comme des blancs qui s’installent et confèrent aux choses dites leur capa­cité à émou­voir car y vibrent la fra­gi­lité, la vio­lence des pleins-fouets avec les­quels sont reçues les atteintes. Au tra­vers des phrases ainsi trouées de silences, ou dont la fin s’estompe dans une sorte de rêve­rie que ten­te­rait de rat­tra­per le regard qui part au loin, des émo­tions percent que l’on devine acé­rées – indi­cibles, fût-ce au moyen de ces termes enchan­teurs recons­truits par Jean-Pierre Verheggen.

 Com­ment avez-vous ren­con­tré les textes de Jean-Pierre Verheg­gen ?
Jacques Bon­naffé :
J’étais curieux de décou­vrir la poé­sie contem­po­raine. Et puis ensuite, je crois qu’il y a eu un livre, que j’avais aperçu à la librai­rie Wallonie-Bruxelles et dont j’avais trouvé la cou­ver­ture assez rigo­lote : on y voit un gros pois­son sur le point d’en ava­ler un plus petit qui lui-même en convoite un plus petit, lequel va mordre à un hame­çon. Le livre s’appelait Le Degré Zorro de l’écriture, et j’y ai décou­vert des jeux de mots qui accrochent l’œil. Pour­tant, je n’ai pas de goût par­ti­cu­lier pour les jeux de mots ou les astuces de lan­gage – avec des romans comme ceux de San Anto­nio, par exemple, je ne suis pas sûr de pour­suivre ma lec­ture au-delà de deux ou trois cha­pitres. Mais là… Il déve­loppe des dis­cours à n’en plus finir, il est d’une force éton­nante ! Je me deman­dais quels comptes il pou­vait bien avoir à régler avec la langue, mais en fait il s’agit d’inventer un compte, avec de vieux pro­cé­dés, anté­rieurs à Rabe­lais, grâce aux­quels on peut se réjouir de la langue. Et pour cela, il suf­fit de faire tra­vailler la magie d’un défi­le­ment, d’une pro­fé­ra­tion, au lieu de ne sol­li­ci­ter que la machine à rai­son­ne­ment. Ce qui frappe sur­tout, c’est que c’est un poète, même s’il n’en a pas les contours habi­tuels, même si ses textes paraissent n’être pas aux normes de la poé­sie – il n’est pas occupé à consti­tuer un recueil de quelques ins­tants, de quelques pages suprêmes et essen­tielles, il cherche plu­tôt à don­ner tous les détails de ce qui l’entoure ; il capte des mots, des situa­tions vues, vécues, en dehors des prin­cipes de pré­fé­rences ou de choix…

Jean-Pierre Verheg­gen a un regard pai­sible sur le monde, même s’il est par­fois débor­dant, irres­pec­tueux – et c’est ce qui m’a séduit. Il peut appa­raître comme un éner­gu­mène, mais dans tout ce qu’il a retourné, dans ces formes irré­gu­lières qu’il a créées, on se rend compte que les écri­tures clas­siques ne sont jamais loin. C’est comme s’il avait une expé­rience épi­der­mique de toutes les formes poé­tiques, de tous les modes de ver­si­fi­ca­tion. Pour­tant, il donne l’impression de faire n’importe quoi… sauf que son n’importe quoi n’est pas n’importe quoi. Un peu comme un dan­seur, dont les mou­ve­ments appa­rem­ment désor­don­nés sont en fait très pré­ci­sé­ment cho­ré­gra­phiés. Il y a, pour moi, de très fortes réso­nances réci­proques entre les textes de Jean-Pierre et les poèmes clas­siques ; tout d’un coup, grâce à lui, je me suis défait du juge­ment cri­tique que j’avais sur les anciens poètes, mais j’ai acquis un regard plus lucide sur cer­tains écri­vains contem­po­rains qui prennent des poses offi­cielles et se pré­sentent comme les tenants de “quelque chose”. Ce ne sont pas for­cé­ment des imbé­ciles, au contraire – ce sont en géné­ral des gens très intel­li­gents mais qui se can­tonnent dans l’autosatisfaction, dans une espèce de pose lit­té­raire se don­nant comme un acces­soire, comme un coli­fi­chet du bel-esprit. Ils adoptent une sorte d’affectation orale, comme s’il suf­fi­sait d’une cer­taine dis­tinc­tion de lan­gage, d’un enfle­ment de la parole, pour faire accroire que l’on a de l’esprit – alors qu’on en est dépourvu. Ces gens-là sont dans une posi­tion d’emprunt, là où ne sont pas, jus­te­ment, ceux qui écrivent de la poé­sie aujourd’hui ; ils se jettent com­plè­te­ment dans leur recherche avec un cou­rage, une déter­mi­na­tion qui m’impressionnent.

Écrire de la poé­sie aujourd’hui, selon vous, ça relève de l’immersion ?
Oui…

Un peu comme le tra­vail du comé­dien ? En tout cas, à vous voir sur scène, on a le sen­ti­ment que vous êtes en immer­sion totale…
C’est le cas… Écrire de la poé­sie, et jouer, c’est ima­gi­ner avoir été enfié­vré, empoi­sonné même par ce qu’on approche, ce qu’on veut sai­sir ou décrire et que l’on puise autour de soi, dans ce que l’on observe. Ce qu’on veut sai­sir, c’est aussi dans les mots qui servent d’intermédiaire à ces per­cep­tions. Mais il y a l’empêchement des mots ; les concepts ne suf­fisent pas : on cherche quelque chose qui pré­cède la défi­ni­tion du mot et qui peut être dense ou qui peut-être rugit, ou qui est peut-être d’une force qu’on vou­drait presque ani­male même si on n’est plus de la horde. On se dit qu’il y a une trace ancienne du mot qui doit sur­gir encore, et c’est pour cela qu’il y a un désir poé­tique, que ne satis­font pas tou­jours les tran­sac­tions de lan­gage, par­fois utiles, par­fois jolies… Lorsqu’on entend un très ancien poème et qu’on est ému par lui, ce n’est pas tant pas sa vieille­rie, sa petite capa­cité de réveiller une émo­tion ancienne, une chan­son – médié­vale comme l’appelait Ver­laine – qui nous frappe mais l’espèce de force impé­rieuse du lan­gage qui sub­siste ; une force qu’on n’arrive pas à bien défi­nir mais qui est très impressionnante.

Sur une scène – qui est un domaine un peu sacré – nous autres comé­diens cher­chons non pas à trans­mettre une infor­ma­tion, mais à déclen­cher quelque chose, à “réveiller les morts”, si l’on veut, à l’aide de pro­cé­dés un peu étranges, un peu magiques. Et la poé­sie de Jean-Pierre Verheg­gen a cette vertu-là : réveiller quelque chose ; c’est une parole qui brus­que­ment émerge du brou­haha ambiant, de ces flots de paroles vides, pseudo-expertes mais qui en fait ne disent rien et res­tent pléo­nas­tiques. Ses textes ouvrent les oreilles, font reve­nir à un stade où l’on s’étonne de la langue, où elle se construit sans évi­ter de tom­ber dans la mal­adresse, hors de toute maî­trise… Il invite à avoir le cou­rage de rede­ve­nir un “han­di­capé de la langue”, un lan­gue­di­capé. Par exemple, il cajole les lap­sus ; au lieu de cher­cher à les expli­quer, à nous en déli­vrer, il les cultive et nous les fait aimer. Je pense qu’il est l’héritier d’une cer­taine culture belge de l’aphorisme, cette petite phrase qui, sous son appa­rence d’accident, semble dire beau­coup plus que la réa­lité qu’on allait énon­cer. Il y a des phrases qui sont à cre­ver de rire – “Les can­ni­bales n’ont pas de cime­tières”, ou bien celle-là, de Scu­te­naire : “L’Autriche, l’homme aussi” – dont on ne sait plus très bien ce que ça veut dire, on ne sait pas non plus d’où c’est parti ni où ça arrive, mais on les note au réveil… Puis, 4 ou 5 heures après, on se demande ce qu’elles peuvent bien signifier…

Lorsque vous évo­quez ces “paroles vides”, ce “brou­haha ambiant”, je sup­pose que vous vous réfé­rez, si j’en juge par le début de votre spec­tacle, aux dis­cours poli­tiques et média­tiques ?
Oui ; je pense que les poli­ti­ciens ont dévoyé la langue. Ils adoptent un ton, mais il n’y a plus rien à l’intérieur ; ils ont perdu le contenu. Ils sont dans un pro­cédé de “com­mu­ni­cance” où ce ne sont plus eux qui s’occupent de trou­ver ce qu’il faut dire mais des “spé­cia­listes en com­mu­ni­ca­tion”. Ces spé­cia­listes leur dictent ce qu’il est bon de dire, ce que, selon eux, les audi­teurs sou­haitent entendre. Ils ont l’air si peu concer­nés par ces dis­cours qu’ils pro­noncent ! On a par­fois envie de leur dire qu’ils ne devraient pas se sen­tir obliges de lâcher leurs allo­cu­tions, comme ça en pas­sant vite fait pour ensuite aller ailleurs, pro­non­cer d’autres dis­cours tout aussi vides…
Il arrive régu­liè­re­ment qu’avant une repré­sen­ta­tion, un res­pon­sable poli­tique vienne faire une annonce offi­cielle puis qu’il dis­pa­raisse ensuite, appelé par d’autres obli­ga­tions… Cela m’amuse beau­coup ! Je trouve ça assez cro­qui­gnol d’entendre ces personnes-là par­ler de culture alors que très peu d’entre elles assistent au spec­tacle… C’est pour ça que j’ai eu envie de jouer avec ce type de per­son­nage, qui vient en coup de vent faire une décla­ra­tion solen­nelle puis s’éclipse pour par­tir ailleurs et faire acte de pré­sence dans d’autres mani­fes­ta­tions. Et puis ce genre d’adresse directe au public m’intéressait, pour cette ivresse qu’elle semble pro­cu­rer, et pour la part de ridi­cule qu’elle a, qui est don­née en par­tage à tous. Ces gens qui finissent par être intoxi­qués par leur propre parole, ces cin­glés notoires qui sont capables de faire des dis­cours de 6 ou 8 heures sans s’arrêter – comme cer­tains dic­ta­teurs, qui éprouvent le besoin de tenir sous le joug de leur rhé­to­rique des peuples entiers – me fas­cinent ; je pense éga­le­ment à ces bour­reaux média­tiques – vous voyez de quels bons­hommes je veux par­ler… – qui sont de véri­tables “imbus de parole”… Ils disent que c’est la télé qui les rend comme ça, à la fois eupho­riques et volu­biles… La télé est un ins­tru­ment très curieux, qui ne laisse pas de place pour se remettre en cause.

—–

Com­ment avez-vous che­miné, à par­tir du Degré Zorro, à tra­vers les textes de Jean-Pierre Verheg­gen ?
Jacques Bon­naffé :
 
J’ai lu d’autres livres, et cer­tains textes me reve­naient sans cesse à l’esprit, j’avais plai­sir à me les remé­mo­rer, à les faire défi­ler dans ma tête. Puis je me suis mis natu­rel­le­ment à les apprendre, en m’étonnant de les sen­tir resur­gir à tout moment – en mar­chant, dans le train… C’était un peu comme apprendre une autre langue : on com­mence à par­ler une langue étrange, qui est à la fois à soi et à un autre, et on se com­plaît à en chan­ter la musique dès qu’on a trouvé une cour – basse-cour ? Belle cour ? – au milieu de laquelle on puisse bom­ber un peu le poi­trail… Mais c’est le jeu du comédien !

Quand j’ai décou­vert la poé­sie de Jean-Pierre Verheg­gen, je jouais l’homme poli­tique en cam­pagne – je fai­sais des allo­cu­tions et, quand je don­nais mes spec­tacles en plein air, j’arrivais sur le lieu de repré­sen­ta­tion en voi­ture, j’en des­cen­dais le por­table collé à l’oreille et je ser­rais des mains, je saluais les uns et les autres, je deman­dais aux gens de leurs nou­velles, etc. Puis je com­men­çais mon dis­cours – j’avais écrit ça en assem­blant des phrases rigo­lotes, ou absurdes, que j’avais pui­sées dans les dis­cours que pro­nonce le maire de Cham­pi­gnac, dans les aven­tures de Spi­rou. Je fai­sais le par­leur un peu cin­glé, fou de rhé­to­rique… Pro­gres­si­ve­ment, je me suis mis à enchaî­ner avec des textes de Verheg­gen, qui se prê­taient bien à la situa­tion du spec­tacle puisque ce sont, en géné­ral, des dis­cours, des pro­fé­ra­tions – ses poèmes res­semblent davan­tage à ce que peut lan­cer tout à coup un convive qui se lève au beau milieu d’un ban­quet qu’à des médi­ta­tions inté­rieures ! D’ailleurs, il iro­nise sou­vent sur sa propre pos­ture d’éloquence, com­pa­rable à celle d’un tri­bun en chaire, for­cé­ment au-dessus de l’auditoire, à jeter ses poi­gnées de mots… 

À force de lire ses textes, et d’être sur­pris par mes réac­tions vis-à-vis de quelques-uns dont je me rap­pe­lais long­temps après les avoir lus pour la pre­mière fois – je les redé­cou­vrais com­plè­te­ment ; cer­tains ne me par­laient plus tan­dis que d’autres me reve­naient avec un impact dif­fé­rent – l’idée s’est impo­sée de faire un mon­tage des­tiné à la scène. Le spec­tacle s’est écrit pro­gres­si­ve­ment, à par­tir de choses qu’on a faites ensemble – lec­tures publiques, ban­quets lit­té­raires, per­for­mances, inter­ven­tions au cours de mani­fes­ta­tions sérieuses comme le Prin­temps des Poètes, où ses textes ont tout à fait leur place parce qu’ils relèvent du tra­vail poé­tique, mal­gré leur côté hors cadre. Au fur et à mesure, j’ai pu me rendre compte qu’il y avait des conni­vences entre cer­tains texte, que d’autres au contraire s’opposaient… puis je per­ce­vais les endroits où l’on pou­vait cou­per – parce que chez Jean-Pierre, on est obligé de tailler, d’extraire… On vou­drait le citer tout entier qu’on n’y arri­ve­rait pas !

Dès que j’ai com­mencé à faire le mon­tage j’ai eu envie d’intégrer d’autres paroles poé­tiques, plus conven­tion­nelles, parce qu’elles entrent en réso­nance avec les textes de Jean-Pierre – je cite des vers d’Emile Verhae­ren, de Mar­ce­line Desbordes-Valmore… Évi­dem­ment, j’ai évité les écri­tures trop fadasses, les creuses, celles que pro­duisent ces rimeurs faciles que Jean-Pierre a dans le col­li­ma­teur dans le pas­sage où il s’adresse au sla­meur ; c’est une sorte de mani­feste, tiré de Sodome et gram­maire, un de ses der­niers bou­quins, où ce ne sont pas vrai­ment les sla­meurs, ni les rap­peurs qu’il égra­tigne, mais l’espèce de com­plai­sance qu’il y a dans ce milieu à s’imaginer qu’on “fait de la poé­sie” parce qu’on accroche deux-trois rimes et que ça balance bien…
Son attaque reste quand même fra­ter­nelle ; il est assez vache envers le style pom­pier et nar­cis­sique, inhé­rent au rap et au slam, mais son poème – qui est très long et dont je ne dis qu’une par­tie dans le spec­tacle – se ter­mine sur sa propre remise en ques­tion : il se demande si, au fond, son regard n’est pas celui d’un vieux schnock et si ce n’est pas lui qui devrait se taire…

Avez-vous tra­vaillé seul au mon­tage, à l’assemblage des textes ou bien Jean-Pierre Verheg­gen vous a-t-il accom­pa­gné d’une façon ou d’une autre ?
Non, le mon­tage, c’est ma part d’écriture ; j’ai décidé de la suc­ces­sion des textes, des autres voix poé­tiques que je sou­hai­tais mêler à celle de Jean-Pierre, et les quelques “rac­cords” que j’ai intro­duits sont mes propres impres­sions de lec­teur qui a une cer­taine habi­tude des poèmes de Verheg­gen. Le mon­tage d’un spec­tacle comme celui-ci est le seul moment où je me retrouve face au mur, obligé de “rendre ma copie”…

Vous allez bien au-delà de la pro­fé­ra­tion poé­tique ; vous uti­li­sez la tota­lité de l’espace scé­nique, vous jouez même depuis – et avec – les cou­lisses… J’imagine que ces trou­vailles de jeu qui collent si bien au texte sont venues petit à petit ?
Ne pas être immo­bile n’est pas for­cé­ment une qua­lité ! L’hypermobilité est par­fois un dan­ger, elle risque d’embrouiller la langue. Mais ici elle s’est impo­sée parce que j’ai l’impression de tra­ver­ser une suite de dépres­sions… des phases joyeuses, puis ter­ri­ble­ment tristes. Je ne peux pas dire ces textes sans éprou­ver, tout au fond de moi, ces deux extrêmes-là : une espèce de chute dans le vide, d’immense cri, d’immense tris­tesse incon­so­lable et en même temps de joie déran­geante ; c’est ce mélange qui rend mobile sur scène. Tous ces textes ont des danses dif­fé­rentes. Par exemple, il y en a un qui parle d’Artaud et qui, tout d’un coup, vous fait froid de l’intérieur, vous oblige à aller jusqu’au bout de ce que vous dites au point d’y trou­ver quelques convul­sions “boyau­tiques” qui viennent du ventre. Puis brus­que­ment il y a des textes posés les uns à côté des autres qui reprennent un ton pro­fes­so­ral, comme des énon­cés un peu savants, démons­tra­tifs, qui me servent de tran­si­tion et ménagent des rup­tures de rythme.
Il y a dans cette parole de scène quelque chose qui appar­tient au dis­cours de place publique, au talent du bara­goui­neur, du came­lot, de celui qui, par sa capa­cité à occu­per tout le ter­rain oral, peut réus­sir à vous convaincre d’acheter n’importe quoi. C’est un tra­vail assez vir­tuose, et plein de roue­rie. Mais contrai­re­ment au came­lot, le comé­dien peut, lui, en mon­trer quelques ficelles… Pour moi, jouer ne revient pas à être un alpa­gueur, une grande gueule ; c’est pas­ser par dif­fé­rents états – être brus­que­ment tou­ché par un truc alors qu’on était dans l’extériorité, la super­fi­cia­lité du domaine pré­cis de la scène, où traînent tou­jours des zones d’ombre.

À aucun moment on n’a le sen­ti­ment que vous inter­pré­tez un per­son­nage ; il m’a plu­tôt sem­blé – même au début quand vous “faites” l’homme poli­tique, ou à la fin quand vous racon­tez l’histoire de Cafou­gnette et de son com­parse, que c’est à une langue, à une façon de par­ler que vous don­nez chair ; c’est davan­tage une musique ver­bale que vous ren­dez vivace plu­tôt qu’une enve­loppe humaine arché­ty­pique…
En effet, il n’y a pas de per­son­nages et c’est cela qui atteste que je suis bien dans le domaine poé­tique plus que théâ­tral.
Au théâtre, il y a comme un contrat, un pacte entre le comé­dien et le spec­ta­teur sti­pu­lant que ce der­nier va croire à l’histoire qui lui est pro­po­sée, à l’enveloppe que revêt le comé­dien – par le tru­che­ment du “per­son­nage”, du pro­ces­sus de per­son­ni­fi­ca­tion, l’acteur s’efforce de faire remon­ter un passé, peut-être de lui don­ner une forme de pré­sent. Mais il n’y a pas besoin de lais­ser sub­sis­ter l’écriture. Il en va autre­ment avec la poé­sie : on com­met un acte de parole qui doit faire entende ce que l’écriture, mal­gré tout mau­vais trai­te­ment, pos­sède – et il arrive que la meilleure façon d’y arri­ver, d’être dans le juste avec ce qu’exprime l’écriture ce soit de mar­mon­ner le texte ; or ce type de dic­tion n’est pas pos­sible au théâtre. Incar­ner un per­son­nage, c’est tenir une posi­tion constante ; c’est dire, au départ, “Je suis M. Toto” puis déve­lop­per ce “M. Toto” qui fera ceci ou cela. On ne peut pas avoir cette posture-là avec un poème : il faut être la parole de M. Toto en train de se dire “je suis la parole de M. Toto et quand je parle, ça dit telle et telle chose” ; on doit se situer dans la dis­tan­cia­tion – c’est une sorte de sté­réo­pho­nie, dont on peut déta­cher une piste de temps en temps… C’est avec ce déta­che­ment que j’ai abordé le poli­ti­cien – je n’avais pas envie, en construi­sant ma petite his­toire, de bou­cler une anec­dote ; je pen­sais plu­tôt à m’ouvrir de petites échap­pées, à suivre, par rami­fi­ca­tions, les dif­fé­rentes voix que je per­ce­vais et que je recon­nais­sais… Tous ces glis­se­ments de pistes, de sons, c’est le jeu de la langue, et la poé­sie per­met d’en rendre compte. Elle fait entendre son propre ins­tru­ment : des paroles qui sont là dans le moment où on les pro­nonce et qu’on peut faire reve­nir puisqu’elles sont écrites. Je suis tou­jours un peu réti­cent par rap­port à l’habillage dont on revêt par­fois la poé­sie sur scène, avec jeux de lumière, scé­no­gra­phie com­plexe, etc. On se laisse prendre au piège du contenu, de la comp­tine, et on oublie que ce ne sont que des paroles…

D’où vient le titre du spec­tacle ? On entend bien la réfé­rence à Lau­rel et Hardy, mais j’imagine que ce n’est pas la seule chose à entendre ?
En effet ; j’aime bien – comme Jean-Pierre, d’ailleurs – les masses d’allusions et de réfé­rences que traînent la plu­part des mots der­rière eux. Là, évi­dem­ment, on entend Lau­rel et Hardy – je les appré­cie beau­coup, ces deux-là ! – et comme ce sont des comiques, on se dit que le spec­tacle doit être de la même famille, que ce ne sera pas triste… Puis on entend aussi que “l’oral” est “hardi”, avec une faute de fran­çais puisque l’on a écrit ET au lieu de EST. Et avec Jean-Pierre, l’oral ne manque pas de har­diesse. Chez lui, c’est essen­tiel­le­ment l’oralité qui est sol­li­ci­tée ; il a sou­vent insisté sur la néces­sité abso­lue de l’oralité, dans sa poé­sie ou au-dehors d’elle, en s’amusant de ce qu’on doit la sor­tir par la bouche alors qu’on ne peut l’écouter que par l’oreille – je pense jus­te­ment à un très joli poème qu’il a écrit sur l’oreille…
Outre ces jeux de langue, le titre se réfère à l’acte d’être sur scène pour dire un texte : ce n’est pas une situa­tion facile, même si les gens sous­crivent sans trop s’interroger à cette conven­tion théâ­trale qui les ins­talle dans une salle face à un type qui se met à par­ler. Non, ce n’est pas facile du tout ; mon­ter sur une scène et prendre la parole reste un geste hardi. Et si rien ne jus­ti­fie cette prise de parole – comme dans ces one-man-shows où tout d’un coup le spec­ta­teur se demande “Mais pour­quoi il parle depuis dix minutes ? À qui il s’adresse ? Qu’est-ce qui a déclen­ché sa parole ?” – il manque un truc…

 

Est-ce que ce tra­vail sur ses textes a débou­ché sur une cer­taine ami­tié avec Jean-Pierre Verheg­gen ?
Ah oui ! Une ami­tié qui de plus s’est trou­vée ampli­fiée parce qu’on a des voi­si­nages : j’allais très sou­vent en Bel­gique quand j’étais môme mais pas dans la région de Namur, dont il est ori­gi­naire. En revanche lui connais­sait bien mes voi­sins, les gens “de mon endroit”, comme on dit – c’est-à-dire les Picards, les gens du Nord, les Ch’timis… J’aime beau­coup la qua­lité de notre affec­tion ; on a passé une sorte de pacte concer­nant ce que l’on peut se dire, ce qui appar­tient à nos admi­ra­tions com­munes… Ce n’est pas très facile à expri­mer, mais disons qu’évoquer ensemble des artistes qui nous émeuvent l’un et l’autre nous récon­ci­lie – ce serait trop aigu, trop à vif si l’on en res­tait aux his­toires que l’on se raconte… Mais on échange quand même pas mal de blagues !

 

Pourriez-vous faire, “à mots levés”, un por­trait de Jean-Pierre Verheg­gen ?
Oui je veux bien… même si c’est un exer­cice que je trouve un peu déli­cat…
C’est un lec­teur très mali­cieux, mais que j’aurais ima­giné plus pro­fé­ra­teur, plus violent dans sa manière de dire. Il est au contraire d’une grande dou­ceur, une dou­ceur joueuse, presque enfan­tine – ce qui ne l’empêche pas de dire de sacrées vache­ries !
Je le sais aussi très ner­veux ; quand il est sur le point de pas­ser la porte il devient très volu­bile ; pour­tant c’est quelqu’un qui échange très libre­ment, qui met tout le monde à l’aise. Il accoste sans arrêt les gens dans la rue ; même quand il sait par­fai­te­ment où il est, et où il va, il demande son che­min aux pas­sants, pro­ba­ble­ment pour déclen­cher ces choses inat­ten­dues qui sur­gissent de la langue par­lée. Par­fois il s’emballe ; le névro­tique tex­tuel pointe et la mitrailleuse part… mais chez lui, cette forme de parole inin­ter­rom­pue reste légère – il arrive quand même qu’on finisse par lui dire “Stop, Jean-Pierre !” Parce qu’il ne poé­tise pas en continu, oh non ! Il est sou­vent très terre à terre et parle de choses très pra­tiques. Sa marotte, ce sont les horaires de train ; son goût pour la pré­ci­sion fer­ro­viaire tour­ne­rait presque à l’obsession…

     
 

Entre­tien réa­lisé par isa­belle roche le 25 sep­tembre 2008 à la Mai­son de la Poé­sie, Pas­sage Molière, 157 rue Saint-Martin, 75003 PARIS

 
     

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