Petit retour sur une rencontre entre un poète et un comédien en compagnie de Jacques Bonnaffé
Sur la scène, Jacques Bonnaffé déploie une incroyable énergie qui électrifie littéralement la poésie de Jean-Pierre Verheggen – que déjà à l’état textuel on sent agitée d’une incoercible mobilité phonique et sémantique – et les textes qu’il a lui-même écrits, devenus, pour L’Oral et hardi, de remarquables écrins dramatiques.
À l’occasion de l’interview, dans l’espace d’accueil de la Maison de la Poésie, je découvre un homme tout en retenue, comme s’il devait recouvrir d’une pelisse protectrice une hypersensibilité sans laquelle il ne pourrait jouer aussi intensément mais qui, en même temps, le rend vulnérable. Ses propos, d’ailleurs, laisseront affleurer à maintes reprises cette sensibilité à vif, avec une telle pudeur qu’elle en devient plus aiguë – et plus émouvante.
La voix est ténue, et la parole est à l’opposé de celle de ces bourreaux médiatiques que la télé rend volubiles. Il n’y a plus comme sur la scène proférations et grands gestes ; le corps est au repos, le discours réfléchi et sans hâte, qui souvent suspend les phrases – ce sont comme des blancs qui s’installent et confèrent aux choses dites leur capacité à émouvoir car y vibrent la fragilité, la violence des pleins-fouets avec lesquels sont reçues les atteintes. Au travers des phrases ainsi trouées de silences, ou dont la fin s’estompe dans une sorte de rêverie que tenterait de rattraper le regard qui part au loin, des émotions percent que l’on devine acérées – indicibles, fût-ce au moyen de ces termes enchanteurs reconstruits par Jean-Pierre Verheggen.
Comment avez-vous rencontré les textes de Jean-Pierre Verheggen ?
Jacques Bonnaffé :
J’étais curieux de découvrir la poésie contemporaine. Et puis ensuite, je crois qu’il y a eu un livre, que j’avais aperçu à la librairie Wallonie-Bruxelles et dont j’avais trouvé la couverture assez rigolote : on y voit un gros poisson sur le point d’en avaler un plus petit qui lui-même en convoite un plus petit, lequel va mordre à un hameçon. Le livre s’appelait Le Degré Zorro de l’écriture, et j’y ai découvert des jeux de mots qui accrochent l’œil. Pourtant, je n’ai pas de goût particulier pour les jeux de mots ou les astuces de langage – avec des romans comme ceux de San Antonio, par exemple, je ne suis pas sûr de poursuivre ma lecture au-delà de deux ou trois chapitres. Mais là… Il développe des discours à n’en plus finir, il est d’une force étonnante ! Je me demandais quels comptes il pouvait bien avoir à régler avec la langue, mais en fait il s’agit d’inventer un compte, avec de vieux procédés, antérieurs à Rabelais, grâce auxquels on peut se réjouir de la langue. Et pour cela, il suffit de faire travailler la magie d’un défilement, d’une profération, au lieu de ne solliciter que la machine à raisonnement. Ce qui frappe surtout, c’est que c’est un poète, même s’il n’en a pas les contours habituels, même si ses textes paraissent n’être pas aux normes de la poésie – il n’est pas occupé à constituer un recueil de quelques instants, de quelques pages suprêmes et essentielles, il cherche plutôt à donner tous les détails de ce qui l’entoure ; il capte des mots, des situations vues, vécues, en dehors des principes de préférences ou de choix…
Jean-Pierre Verheggen a un regard paisible sur le monde, même s’il est parfois débordant, irrespectueux – et c’est ce qui m’a séduit. Il peut apparaître comme un énergumène, mais dans tout ce qu’il a retourné, dans ces formes irrégulières qu’il a créées, on se rend compte que les écritures classiques ne sont jamais loin. C’est comme s’il avait une expérience épidermique de toutes les formes poétiques, de tous les modes de versification. Pourtant, il donne l’impression de faire n’importe quoi… sauf que son n’importe quoi n’est pas n’importe quoi. Un peu comme un danseur, dont les mouvements apparemment désordonnés sont en fait très précisément chorégraphiés. Il y a, pour moi, de très fortes résonances réciproques entre les textes de Jean-Pierre et les poèmes classiques ; tout d’un coup, grâce à lui, je me suis défait du jugement critique que j’avais sur les anciens poètes, mais j’ai acquis un regard plus lucide sur certains écrivains contemporains qui prennent des poses officielles et se présentent comme les tenants de “quelque chose”. Ce ne sont pas forcément des imbéciles, au contraire – ce sont en général des gens très intelligents mais qui se cantonnent dans l’autosatisfaction, dans une espèce de pose littéraire se donnant comme un accessoire, comme un colifichet du bel-esprit. Ils adoptent une sorte d’affectation orale, comme s’il suffisait d’une certaine distinction de langage, d’un enflement de la parole, pour faire accroire que l’on a de l’esprit – alors qu’on en est dépourvu. Ces gens-là sont dans une position d’emprunt, là où ne sont pas, justement, ceux qui écrivent de la poésie aujourd’hui ; ils se jettent complètement dans leur recherche avec un courage, une détermination qui m’impressionnent.
Écrire de la poésie aujourd’hui, selon vous, ça relève de l’immersion ?
Oui…
Un peu comme le travail du comédien ? En tout cas, à vous voir sur scène, on a le sentiment que vous êtes en immersion totale…
C’est le cas… Écrire de la poésie, et jouer, c’est imaginer avoir été enfiévré, empoisonné même par ce qu’on approche, ce qu’on veut saisir ou décrire et que l’on puise autour de soi, dans ce que l’on observe. Ce qu’on veut saisir, c’est aussi dans les mots qui servent d’intermédiaire à ces perceptions. Mais il y a l’empêchement des mots ; les concepts ne suffisent pas : on cherche quelque chose qui précède la définition du mot et qui peut être dense ou qui peut-être rugit, ou qui est peut-être d’une force qu’on voudrait presque animale même si on n’est plus de la horde. On se dit qu’il y a une trace ancienne du mot qui doit surgir encore, et c’est pour cela qu’il y a un désir poétique, que ne satisfont pas toujours les transactions de langage, parfois utiles, parfois jolies… Lorsqu’on entend un très ancien poème et qu’on est ému par lui, ce n’est pas tant pas sa vieillerie, sa petite capacité de réveiller une émotion ancienne, une chanson – médiévale comme l’appelait Verlaine – qui nous frappe mais l’espèce de force impérieuse du langage qui subsiste ; une force qu’on n’arrive pas à bien définir mais qui est très impressionnante.
Sur une scène – qui est un domaine un peu sacré – nous autres comédiens cherchons non pas à transmettre une information, mais à déclencher quelque chose, à “réveiller les morts”, si l’on veut, à l’aide de procédés un peu étranges, un peu magiques. Et la poésie de Jean-Pierre Verheggen a cette vertu-là : réveiller quelque chose ; c’est une parole qui brusquement émerge du brouhaha ambiant, de ces flots de paroles vides, pseudo-expertes mais qui en fait ne disent rien et restent pléonastiques. Ses textes ouvrent les oreilles, font revenir à un stade où l’on s’étonne de la langue, où elle se construit sans éviter de tomber dans la maladresse, hors de toute maîtrise… Il invite à avoir le courage de redevenir un “handicapé de la langue”, un languedicapé. Par exemple, il cajole les lapsus ; au lieu de chercher à les expliquer, à nous en délivrer, il les cultive et nous les fait aimer. Je pense qu’il est l’héritier d’une certaine culture belge de l’aphorisme, cette petite phrase qui, sous son apparence d’accident, semble dire beaucoup plus que la réalité qu’on allait énoncer. Il y a des phrases qui sont à crever de rire – “Les cannibales n’ont pas de cimetières”, ou bien celle-là, de Scutenaire : “L’Autriche, l’homme aussi” – dont on ne sait plus très bien ce que ça veut dire, on ne sait pas non plus d’où c’est parti ni où ça arrive, mais on les note au réveil… Puis, 4 ou 5 heures après, on se demande ce qu’elles peuvent bien signifier…
Lorsque vous évoquez ces “paroles vides”, ce “brouhaha ambiant”, je suppose que vous vous référez, si j’en juge par le début de votre spectacle, aux discours politiques et médiatiques ?
Oui ; je pense que les politiciens ont dévoyé la langue. Ils adoptent un ton, mais il n’y a plus rien à l’intérieur ; ils ont perdu le contenu. Ils sont dans un procédé de “communicance” où ce ne sont plus eux qui s’occupent de trouver ce qu’il faut dire mais des “spécialistes en communication”. Ces spécialistes leur dictent ce qu’il est bon de dire, ce que, selon eux, les auditeurs souhaitent entendre. Ils ont l’air si peu concernés par ces discours qu’ils prononcent ! On a parfois envie de leur dire qu’ils ne devraient pas se sentir obliges de lâcher leurs allocutions, comme ça en passant vite fait pour ensuite aller ailleurs, prononcer d’autres discours tout aussi vides…
Il arrive régulièrement qu’avant une représentation, un responsable politique vienne faire une annonce officielle puis qu’il disparaisse ensuite, appelé par d’autres obligations… Cela m’amuse beaucoup ! Je trouve ça assez croquignol d’entendre ces personnes-là parler de culture alors que très peu d’entre elles assistent au spectacle… C’est pour ça que j’ai eu envie de jouer avec ce type de personnage, qui vient en coup de vent faire une déclaration solennelle puis s’éclipse pour partir ailleurs et faire acte de présence dans d’autres manifestations. Et puis ce genre d’adresse directe au public m’intéressait, pour cette ivresse qu’elle semble procurer, et pour la part de ridicule qu’elle a, qui est donnée en partage à tous. Ces gens qui finissent par être intoxiqués par leur propre parole, ces cinglés notoires qui sont capables de faire des discours de 6 ou 8 heures sans s’arrêter – comme certains dictateurs, qui éprouvent le besoin de tenir sous le joug de leur rhétorique des peuples entiers – me fascinent ; je pense également à ces bourreaux médiatiques – vous voyez de quels bonshommes je veux parler… – qui sont de véritables “imbus de parole”… Ils disent que c’est la télé qui les rend comme ça, à la fois euphoriques et volubiles… La télé est un instrument très curieux, qui ne laisse pas de place pour se remettre en cause.
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Comment avez-vous cheminé, à partir du Degré Zorro, à travers les textes de Jean-Pierre Verheggen ?
Jacques Bonnaffé :
J’ai lu d’autres livres, et certains textes me revenaient sans cesse à l’esprit, j’avais plaisir à me les remémorer, à les faire défiler dans ma tête. Puis je me suis mis naturellement à les apprendre, en m’étonnant de les sentir resurgir à tout moment – en marchant, dans le train… C’était un peu comme apprendre une autre langue : on commence à parler une langue étrange, qui est à la fois à soi et à un autre, et on se complaît à en chanter la musique dès qu’on a trouvé une cour – basse-cour ? Belle cour ? – au milieu de laquelle on puisse bomber un peu le poitrail… Mais c’est le jeu du comédien !
Quand j’ai découvert la poésie de Jean-Pierre Verheggen, je jouais l’homme politique en campagne – je faisais des allocutions et, quand je donnais mes spectacles en plein air, j’arrivais sur le lieu de représentation en voiture, j’en descendais le portable collé à l’oreille et je serrais des mains, je saluais les uns et les autres, je demandais aux gens de leurs nouvelles, etc. Puis je commençais mon discours – j’avais écrit ça en assemblant des phrases rigolotes, ou absurdes, que j’avais puisées dans les discours que prononce le maire de Champignac, dans les aventures de Spirou. Je faisais le parleur un peu cinglé, fou de rhétorique… Progressivement, je me suis mis à enchaîner avec des textes de Verheggen, qui se prêtaient bien à la situation du spectacle puisque ce sont, en général, des discours, des proférations – ses poèmes ressemblent davantage à ce que peut lancer tout à coup un convive qui se lève au beau milieu d’un banquet qu’à des méditations intérieures ! D’ailleurs, il ironise souvent sur sa propre posture d’éloquence, comparable à celle d’un tribun en chaire, forcément au-dessus de l’auditoire, à jeter ses poignées de mots…
À force de lire ses textes, et d’être surpris par mes réactions vis-à-vis de quelques-uns dont je me rappelais longtemps après les avoir lus pour la première fois – je les redécouvrais complètement ; certains ne me parlaient plus tandis que d’autres me revenaient avec un impact différent – l’idée s’est imposée de faire un montage destiné à la scène. Le spectacle s’est écrit progressivement, à partir de choses qu’on a faites ensemble – lectures publiques, banquets littéraires, performances, interventions au cours de manifestations sérieuses comme le Printemps des Poètes, où ses textes ont tout à fait leur place parce qu’ils relèvent du travail poétique, malgré leur côté hors cadre. Au fur et à mesure, j’ai pu me rendre compte qu’il y avait des connivences entre certains texte, que d’autres au contraire s’opposaient… puis je percevais les endroits où l’on pouvait couper – parce que chez Jean-Pierre, on est obligé de tailler, d’extraire… On voudrait le citer tout entier qu’on n’y arriverait pas !
Dès que j’ai commencé à faire le montage j’ai eu envie d’intégrer d’autres paroles poétiques, plus conventionnelles, parce qu’elles entrent en résonance avec les textes de Jean-Pierre – je cite des vers d’Emile Verhaeren, de Marceline Desbordes-Valmore… Évidemment, j’ai évité les écritures trop fadasses, les creuses, celles que produisent ces rimeurs faciles que Jean-Pierre a dans le collimateur dans le passage où il s’adresse au slameur ; c’est une sorte de manifeste, tiré de Sodome et grammaire, un de ses derniers bouquins, où ce ne sont pas vraiment les slameurs, ni les rappeurs qu’il égratigne, mais l’espèce de complaisance qu’il y a dans ce milieu à s’imaginer qu’on “fait de la poésie” parce qu’on accroche deux-trois rimes et que ça balance bien…
Son attaque reste quand même fraternelle ; il est assez vache envers le style pompier et narcissique, inhérent au rap et au slam, mais son poème – qui est très long et dont je ne dis qu’une partie dans le spectacle – se termine sur sa propre remise en question : il se demande si, au fond, son regard n’est pas celui d’un vieux schnock et si ce n’est pas lui qui devrait se taire…
Avez-vous travaillé seul au montage, à l’assemblage des textes ou bien Jean-Pierre Verheggen vous a-t-il accompagné d’une façon ou d’une autre ?
Non, le montage, c’est ma part d’écriture ; j’ai décidé de la succession des textes, des autres voix poétiques que je souhaitais mêler à celle de Jean-Pierre, et les quelques “raccords” que j’ai introduits sont mes propres impressions de lecteur qui a une certaine habitude des poèmes de Verheggen. Le montage d’un spectacle comme celui-ci est le seul moment où je me retrouve face au mur, obligé de “rendre ma copie”…
Vous allez bien au-delà de la profération poétique ; vous utilisez la totalité de l’espace scénique, vous jouez même depuis – et avec – les coulisses… J’imagine que ces trouvailles de jeu qui collent si bien au texte sont venues petit à petit ?
Ne pas être immobile n’est pas forcément une qualité ! L’hypermobilité est parfois un danger, elle risque d’embrouiller la langue. Mais ici elle s’est imposée parce que j’ai l’impression de traverser une suite de dépressions… des phases joyeuses, puis terriblement tristes. Je ne peux pas dire ces textes sans éprouver, tout au fond de moi, ces deux extrêmes-là : une espèce de chute dans le vide, d’immense cri, d’immense tristesse inconsolable et en même temps de joie dérangeante ; c’est ce mélange qui rend mobile sur scène. Tous ces textes ont des danses différentes. Par exemple, il y en a un qui parle d’Artaud et qui, tout d’un coup, vous fait froid de l’intérieur, vous oblige à aller jusqu’au bout de ce que vous dites au point d’y trouver quelques convulsions “boyautiques” qui viennent du ventre. Puis brusquement il y a des textes posés les uns à côté des autres qui reprennent un ton professoral, comme des énoncés un peu savants, démonstratifs, qui me servent de transition et ménagent des ruptures de rythme.
Il y a dans cette parole de scène quelque chose qui appartient au discours de place publique, au talent du baragouineur, du camelot, de celui qui, par sa capacité à occuper tout le terrain oral, peut réussir à vous convaincre d’acheter n’importe quoi. C’est un travail assez virtuose, et plein de rouerie. Mais contrairement au camelot, le comédien peut, lui, en montrer quelques ficelles… Pour moi, jouer ne revient pas à être un alpagueur, une grande gueule ; c’est passer par différents états – être brusquement touché par un truc alors qu’on était dans l’extériorité, la superficialité du domaine précis de la scène, où traînent toujours des zones d’ombre.
À aucun moment on n’a le sentiment que vous interprétez un personnage ; il m’a plutôt semblé – même au début quand vous “faites” l’homme politique, ou à la fin quand vous racontez l’histoire de Cafougnette et de son comparse, que c’est à une langue, à une façon de parler que vous donnez chair ; c’est davantage une musique verbale que vous rendez vivace plutôt qu’une enveloppe humaine archétypique…
En effet, il n’y a pas de personnages et c’est cela qui atteste que je suis bien dans le domaine poétique plus que théâtral.
Au théâtre, il y a comme un contrat, un pacte entre le comédien et le spectateur stipulant que ce dernier va croire à l’histoire qui lui est proposée, à l’enveloppe que revêt le comédien – par le truchement du “personnage”, du processus de personnification, l’acteur s’efforce de faire remonter un passé, peut-être de lui donner une forme de présent. Mais il n’y a pas besoin de laisser subsister l’écriture. Il en va autrement avec la poésie : on commet un acte de parole qui doit faire entende ce que l’écriture, malgré tout mauvais traitement, possède – et il arrive que la meilleure façon d’y arriver, d’être dans le juste avec ce qu’exprime l’écriture ce soit de marmonner le texte ; or ce type de diction n’est pas possible au théâtre. Incarner un personnage, c’est tenir une position constante ; c’est dire, au départ, “Je suis M. Toto” puis développer ce “M. Toto” qui fera ceci ou cela. On ne peut pas avoir cette posture-là avec un poème : il faut être la parole de M. Toto en train de se dire “je suis la parole de M. Toto et quand je parle, ça dit telle et telle chose” ; on doit se situer dans la distanciation – c’est une sorte de stéréophonie, dont on peut détacher une piste de temps en temps… C’est avec ce détachement que j’ai abordé le politicien – je n’avais pas envie, en construisant ma petite histoire, de boucler une anecdote ; je pensais plutôt à m’ouvrir de petites échappées, à suivre, par ramifications, les différentes voix que je percevais et que je reconnaissais… Tous ces glissements de pistes, de sons, c’est le jeu de la langue, et la poésie permet d’en rendre compte. Elle fait entendre son propre instrument : des paroles qui sont là dans le moment où on les prononce et qu’on peut faire revenir puisqu’elles sont écrites. Je suis toujours un peu réticent par rapport à l’habillage dont on revêt parfois la poésie sur scène, avec jeux de lumière, scénographie complexe, etc. On se laisse prendre au piège du contenu, de la comptine, et on oublie que ce ne sont que des paroles…
D’où vient le titre du spectacle ? On entend bien la référence à Laurel et Hardy, mais j’imagine que ce n’est pas la seule chose à entendre ?
En effet ; j’aime bien – comme Jean-Pierre, d’ailleurs – les masses d’allusions et de références que traînent la plupart des mots derrière eux. Là, évidemment, on entend Laurel et Hardy – je les apprécie beaucoup, ces deux-là ! – et comme ce sont des comiques, on se dit que le spectacle doit être de la même famille, que ce ne sera pas triste… Puis on entend aussi que “l’oral” est “hardi”, avec une faute de français puisque l’on a écrit ET au lieu de EST. Et avec Jean-Pierre, l’oral ne manque pas de hardiesse. Chez lui, c’est essentiellement l’oralité qui est sollicitée ; il a souvent insisté sur la nécessité absolue de l’oralité, dans sa poésie ou au-dehors d’elle, en s’amusant de ce qu’on doit la sortir par la bouche alors qu’on ne peut l’écouter que par l’oreille – je pense justement à un très joli poème qu’il a écrit sur l’oreille…
Outre ces jeux de langue, le titre se réfère à l’acte d’être sur scène pour dire un texte : ce n’est pas une situation facile, même si les gens souscrivent sans trop s’interroger à cette convention théâtrale qui les installe dans une salle face à un type qui se met à parler. Non, ce n’est pas facile du tout ; monter sur une scène et prendre la parole reste un geste hardi. Et si rien ne justifie cette prise de parole – comme dans ces one-man-shows où tout d’un coup le spectateur se demande “Mais pourquoi il parle depuis dix minutes ? À qui il s’adresse ? Qu’est-ce qui a déclenché sa parole ?” – il manque un truc…
Est-ce que ce travail sur ses textes a débouché sur une certaine amitié avec Jean-Pierre Verheggen ?
Ah oui ! Une amitié qui de plus s’est trouvée amplifiée parce qu’on a des voisinages : j’allais très souvent en Belgique quand j’étais môme mais pas dans la région de Namur, dont il est originaire. En revanche lui connaissait bien mes voisins, les gens “de mon endroit”, comme on dit – c’est-à-dire les Picards, les gens du Nord, les Ch’timis… J’aime beaucoup la qualité de notre affection ; on a passé une sorte de pacte concernant ce que l’on peut se dire, ce qui appartient à nos admirations communes… Ce n’est pas très facile à exprimer, mais disons qu’évoquer ensemble des artistes qui nous émeuvent l’un et l’autre nous réconcilie – ce serait trop aigu, trop à vif si l’on en restait aux histoires que l’on se raconte… Mais on échange quand même pas mal de blagues !
Pourriez-vous faire, “à mots levés”, un portrait de Jean-Pierre Verheggen ?
Oui je veux bien… même si c’est un exercice que je trouve un peu délicat…
C’est un lecteur très malicieux, mais que j’aurais imaginé plus proférateur, plus violent dans sa manière de dire. Il est au contraire d’une grande douceur, une douceur joueuse, presque enfantine – ce qui ne l’empêche pas de dire de sacrées vacheries !
Je le sais aussi très nerveux ; quand il est sur le point de passer la porte il devient très volubile ; pourtant c’est quelqu’un qui échange très librement, qui met tout le monde à l’aise. Il accoste sans arrêt les gens dans la rue ; même quand il sait parfaitement où il est, et où il va, il demande son chemin aux passants, probablement pour déclencher ces choses inattendues qui surgissent de la langue parlée. Parfois il s’emballe ; le névrotique textuel pointe et la mitrailleuse part… mais chez lui, cette forme de parole ininterrompue reste légère – il arrive quand même qu’on finisse par lui dire “Stop, Jean-Pierre !” Parce qu’il ne poétise pas en continu, oh non ! Il est souvent très terre à terre et parle de choses très pratiques. Sa marotte, ce sont les horaires de train ; son goût pour la précision ferroviaire tournerait presque à l’obsession…
Entretien réalisé par isabelle roche le 25 septembre 2008 à la Maison de la Poésie, Passage Molière, 157 rue Saint-Martin, 75003 PARIS |
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