Hélène Péquignat, Platon et Descartes passent le bac

Quand l’examen n’est même plus “le bap­tême bureau­cra­tique du savoir” (Marx)…

Que les impé­trants aux fausses épreuves du bac­ca­lau­réat et les épi­gones mal embou­chés du Minis­tère de l’Education natio­nale passent leur che­min, ils ne trou­ve­ront pas ici de remèdes miracles pour, res­pec­ti­ve­ment, apprendre enfin à concep­tua­li­ser ou « ter­mi­ner » le pro­gramme offi­ciel.
L’ouvrage conçu par Hélène Péqui­gnat, pro­fes­seur fort capée de son état, vise plu­tôt à un double objec­tif : expli­ci­te­ment, mon­trer – en s’appuyant sur un effec­tif jour­nal de bord tenu pen­dant une année –, com­ment l’on peut encore, fût-ce au cas par cas, « faire » de la phi­lo­so­phie au lycée ; plus impli­ci­te­ment, dres­ser le constat d’une société et de géné­ra­tions d’individus ( les parents, les élèves, les col­lègues, les supé­rieurs hié­rar­chiques…) qui, per­clus de pré­ju­gés et d’un mau­vais habi­tus, n’ont plus ni curio­sité ni goût pour la « cosa men­tale » …et dont il est vrai qu’on se demande com­ment il serait encore pos­sible de pou­voir les inté­res­ser un tant soit peu à quoi que ce soit. Après tout, quand le bac est donné à tous ceux, cancres ou sérieux, qui se pré­sentent aux épreuves de fin d’année sco­laire, à quoi bon connaître Pla­ton et Des­cartes ? « Non mais, à quoi ça sert ? » pour­rait deman­der l’iconique Nabilla, nou­velle Dio­time socratique.

Munie de la force (péda­go­gique) du déses­poir, l’auteure, qui ne mâche pas dans sa pré­face ses mots envers ces élèves « dans la norme, c’est-à-dire bien sou­vent nour­ris au Coca et aux jeux vidéos, télé­phone greffé, pros du zap­ping et de la satis­fac­tion non dif­fé­rée, gavés d’images et de mou­ve­ments per­pé­tuels… », ne baisse point pour­tant les bras pour autant et s’attelle à cette mis­sion quasi impos­sible : par­ve­nir à dépla­cer les lignes, à faire s’ouvrir un oeil usuel­le­ment atone, à nour­rir un débat entre les ouailles dont elle a la charge (à tous les sens du mot).
Mal­gré tous les dis­po­si­tifs mis en place de manière ori­gi­nale (évo­quer le “contrat social” de Rous­seau à l’aide d’une cor­de­lette, don­ner accès à la caverne pla­to­ni­cienne au moyen d’une lampe de poche et d’une salle obs­cure, uti­li­ser une valise rouge pour pen­ser l’Utopie…), on sent bien que le pro­fes­seur, en dépit du fait qu’il jus­ti­fie sa propre moti­va­tion à se lan­cer naguère à corps éperdu dans la phi­lo­so­phie, éprouve de grandes dif­fi­cul­tés à trans­mettre le flam­beau du ques­tion­ne­ment cri­tique et de la problématisation.

Ces séquences per­met­tant de vivre de l’intérieur cette année d’enseignement réputé à tort tenir du « jus de crâne » se lisent avec inté­rêt : leur limite tient cepen­dant, non à ce que ces pra­tiques éloi­gne­raient du pro­gramme chers aux ins­pec­teurs de l’Education natio­nale et qu’eux-mêmes avaient toutes les peines du monde à hono­rer quand ils étaient face à leurs classes avant de chan­ger de corps de métier, mais à ce que leur sou­bas­se­ment psy­cho­lo­gique soit plus évo­qué que pré­cisé. On eût ainsi aimé que, entre autres, les tra­vaux de John Bowlby, de Win­ni­cott, de Har­low et de Lorenz sur « l’attachement » soient davan­tage détaillés, de même que la réflexion de Daniel Kah­ne­mann sur la psy­cho­lo­gie cog­ni­tive et l’économie com­por­te­men­tale ou l’approche d’un Jim How­den sur l’apprentissage coopé­ra­tif.
Dans le même ordre d’idée, l’apport du cinéma auprès de ces chères têtes blondes gavées d’images à satu­ra­tion méri­tait cer­tai­ne­ment plus que la men­tion en deux lignes du pro­jet récem­ment mis en avant dans Ensei­gner la phi­lo­so­phie au cinéma (auquel a d’ailleurs par­ti­cipé l’auteur de la pré­sente chro­nique, sou­te­nant pour sa part le concept de « phi­lo­so­film »). Sans par­ler du pro­jet révo­lu­tion­naire des mooc en phi­lo­so­phie (dont le pre­mier a été inau­guré en France par Jean-Claude Poi­zat et Fré­dé­ric Grol­leau en 2013) qui pro­mettent pour­tant de salu­taires pers­pec­tives en la matière !

Bref, même si les tra­vaux appli­qués dont Hélène Péqui­gnat donne obli­geam­ment le modèle ne paraissent pas tou­jours réel­le­ment effi­caces ou per­ti­nents (notam­ment en ce qu’ils négligent de manière volon­taire ce clas­sique nerf de la guerre de l’enseignement phi­lo­so­phique qu’est l’exercice de la dis­ser­ta­tion et du com­men­taire de texte), ce Pla­ton et Des­cartes passent le bac, dont il faut sou­li­gner qu’il ne manque pas de dis­tan­cia­tion et d’humour, reste méri­toire en ce qu’il atteste com­ment la phi­lo­so­phie peut encore être en prise avec l’évolution du monde. A sup­po­ser que l’on accepte dans les hautes sphères du pou­voir qu’elle ait encore une vertu à être ensei­gnée…
Quant à la ques­tion de savoir s’il faut conti­nuer à sacra­li­ser la phi­lo­so­phie (en la réser­vant par­fois à une élite intel­lec­tuelle) ou s’il vaut mieux ten­ter de la vul­ga­ri­ser à tous crins (comme dans les ten­ta­tives com­mer­ciales de Phi­lo­so­phie Maga­zine de s’accaparer ce mar­ché por­teur auprès du public des ama­teurs paten­tés), elle demeure ouverte.

fre­de­ric grolleau

Hélène Péqui­gnat , Pla­ton et Des­cartes passent le bac, Le Pom­mier, 2016, 144 p. — 14,00 €.

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