Quand brille « l’or natal du Verbe »
Les confidences d’Yves Bonnefoy peuvent paraître paradoxales au moment où l’ère du livre est en train de tourner la page ou de l’œil. En effet — plus ou moins insidieusement — au défilé du texte de manière horizontale et de gauche à droite se superpose la lecture numérique verticale en rouleau comme à l’époque pré-livresque. Cet entretien datant de 2004, la question du numérique n’est pas abordée. Mais il est guère probable que celui qui cherche à « resserrer » la poésie et demande au lecteur de souvent « relever les yeux » face au texte soit sensible à un tel défilement optique des nouveaux arcanes.
Yves Bonnefoy affirme par exemple que « le livre chose » peut-être vécu d’une façon qui fait de lui un péril, « en tout cas pour la poésie » dont il « sépare des autres possibles » et « casse la continuité » en taillant dans le défilé des récits. La mise en page livresque est donc pour Bonnefoy une condition de la poésie. Cela est vrai. Mais pas en totalité. A côté d’un André du Boucher et de Bonnefoy lui-même, pour lesquels les « espèces d’espace » se justifient, la poésie peut se poursuivre de manière moins spatiale et encore moins spatialiste en promouvant la « langue à l’encontre de la parole » de manière moins visuelle : d’une certaine manière, qu’importe le flacon, l’ivresse demeure et Baudelaire peut se lire de manière profitable quel qu’en soit le support ou le calque.
Néanmoins, pour Bonnefoy le livre reste « le tombeau des siens » (Mallarmé) à caractère sacré, où chaque lecteur descend en épousant l’idéal d’une perfection qui devient signe. Le livre impose donc son coude osseux et ses arcatures dans le blanc de la page pour chasser les nuages de sa virginité. Le livre reste ainsi une pièce maîtresse dans une stratégie cérémonielle où s’incarne une présence énigmatique dont Bonnefoy propose le rappel par la visite de sa bibliothèque privée. C’est aussi pour le poète la façon subtile d’affirmer le pouvoir voyageur de l’encre afin éviter le jet d’une ancre paralysante.
Flibustier de la langue, Bonnefoy trouve dans le livre la dialectique entre l’effacement et le dire. Grâce à lui, chaque poème s’élève tel un fragment d’inconnu capable de faire reculer par son encrage la part noire du silence. Bref, dans le champ du vide de la page, la poésie inscrit sa charge de grâces nouvelles en ce qui devient un espace-temps où brille « l’or natal du Verbe » (H. Haddad). Le livre est donc pour Bonnefoy un œil et une main et tout autant une chaise solitaire ou une pirogue habitée. Souhaitons que les temps qui s’ouvrent ne malmènent pas cet « objet » où il faut entrer pour sortir à la découverte de l’être et du monde, voire pour les exorciser.
jean-paul gavard-perret
Yves Bonnefoy, Entretien avec Natacha Lafond et Mathieu Hilfiger sur la question du livre, Edition Le Bateau Fantôme, 2016, 60 p. — 16,00 €.