En un an, les choses ont bougé chez Zulma. Laure Leroy nous en dit plus…
Il y a un an environ, nous rencontrions Serge Safran qui nous présentait les éditions Zulma, racontait l’histoire de la maison et évoquait divers projets éditoriaux, notamment la création d’une collection de classiques anglo-saxons publiés en anglais. À ce moment-là, une collection de poche avait vu le jour quelques mois auparavant.
“Zulma classics” affiche désormais dix titres à son catalogue, et la collection de poche a changé de nom et de maquette… Nous avons demandé à Laure Leroy de faire avec nous un petit point sur ces nouveautés Zulma dont on peut aujourd’hui apprécier les premières retombées.
Laure Leroy :
Nous avons sorti simultanément les huit premiers titres de “Zulma classics”, en janvier 2005. Ça a été un vrai coup de folie — et surtout énormément de travail. Nous allons désormais nous fixer un rythme de parution de deux titres par trimestre, et les prochains, Le Cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, et Construire un feu, de Jack London, sont prévus pour octobre. Dans les deux cas, comme pour les autres titres de la collection, nous allons bien sûr offrir des “plus” un peu spéciaux… par exemple, au lieu d’adjoindre au Cœur des ténèbres les sempiternels souvenirs du Congo et autres congolateries, nous avons choisi un très beau récit intitulé Amy Foster, qui fonctionne vraiment en miroir par rapport au Cœur des ténèbres et montre que ce cœur des ténèbres est bel et bien dans les replis du cœur des hommes, pas seulement au fin fond de l’Afrique noire.
Quant à Construire un feu, de Jack London, c’est aussi un texte phare, un texte mythique — il paraît que le Che s’y référait, et avait coutume de dire que, quand on allait affronter la mort, on pensait à Construire un feu de Jack London. Ce texte va être publié avec deux autres nouvelles du même auteur où, plongé dans des situations assez terribles, l’homme va être confronté à la mort. Pour l’un et l’autre de ces volumes, je crois que nous aurons réussi de très beaux recueils.
Reste que “Zulma classics” est une collection à la fois merveilleuse et complètement folle, sous-tendue grosso modo par deux impératifs : publier des classiques incontournables de la littérature anglo-américiane qui soient aussi des textes relativement faciles à lire pour un lecteur français moyennement anglophone. Elle rencontre soit des enthousiasmes délirants ou au contraire des haines féroces ! Cela étant, la collection me paraît à ce jour plutôt bien placée en librairie, et je suis sûre que peu à peu, nous allons avoir raison des préjugés qui résistent encore. Comme je vous le disais, après le coup de folie des débuts, nous allons maintenant avancer par petites touches, et après les sorties d’octobre, les prochains titres sortiront en janvier. Il y aura Le Chien des Baskerville, de sir Arthur Conan Doyle et La pension de Mrs Lirriper, de Charles Dickens — ce sera un ensemble de trois récits à travers lesquels on peut voir combien Dickens était un grand styliste de la langue, et qui montrent qu’il est pour ainsi dire l’inventeur du monologue intérieur.
En ce qui concerne “Dilecta”, ce n’est pas exactement du poche — appellation qui renvoie, ordinairement, à la simple reprise en format populaire et bon marché de livres qui ont été des best sellers. En d’autres termes, la notion de “poche” reste liée à des quotas de ventes. Les livres publiés dans la collection “Dilecta” sont certes de format “poche”, mais nos choix éditoriaux n’ont rien à voir avec les chiffres de vente obtenus… ces choix sont avant tout fonction de nos dilections — comme l’indique le nom… — littéraires ; il s’agit vraiment de donner une seconde vie à des livres qu’on a particulièrement aimés — mais pas seulement. La vocation d’un éditeur de littérature étant de faire partager sa passion au plus grand nombre, nous inscrivons au catalogue de “Dilecta” des œuvres qui, tout en étant très littéraires, demeurent accessibles à la plupart des lecteurs — fussent-ils un peu réfractaires à la lecture. En espérant que ces textes vont peu à peu les amener vers une littérature plus exigeante, cette littérature de création qu’apprécient les amateurs avertis et qui hélas est boudée par le grand public : nous qui avons tendance à promouvoir cette littérature-là, nous avons voulu, avec “Dilecta”, nous poser comme incitateurs à la lecture. Avec au catalogue des titres comme Une averse, de Kim Yu-jong, La Trahison de Cécile Wajsbrot, La Cène, de Hubert Haddad, Sous les bombes, de Gert Ledig que nous allons sortir en janvier… nous affichons un éventail varié d’écritures littéraires mais accessibles. Je pense que “Dilecta” est une collection marquée par un esprit particulier — proche, peut-être, de “L’Imaginaire”, chez Gallimard. En tout cas, les livres sont choisis avec énormément de soin ; le rythme de parution est tout doux, mais il permet d’offrir de belles merveilles.
En tout cas, “Dilecta” correspond beaucoup mieux à l’esprit que vous venez de décrire que “Zulma poche”…
Laure Leroy :
Oui, “Zulma poche”, c’était un peu une hérésie. Mais il arrive qu’on se trompe : notre but étant de toucher le plus de lecteurs possible, on vise parfois un peu trop large. Je ne récuse en aucun cas les titres qui ont été publiés sous ce label, simplement, il faut convenir que l’habillage n’était pas vraiment adéquat, pas plus que le nom de la collection…
La sortie en “Dilecta”, ce n’est pas seulement un passage à un format plus petit, c’est aussi l’occasion de faire un nouveau travail sur le texte — je pense notamment à la “présentation de l’éditeur”…
Oui — de plus, lors de cette sortie en “Dilecta”, nous proposons aux auteurs de revoir leur texte et ce autant qu’ils le souhaitent. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’éditeurs qui permettent cela ! Je pense à Balzac, qui remaniait ses romans à chaque nouvelle édition… je trouve que c’est formidable, pour un écrivain, de pouvoir revenir sur ce qu’il a écrit plusieurs années auparavant. Quant aux textes de présentation, c’est une façon supplémentaire — et très littéraire — de valoriser une œuvre : on adjoint généralement des présentations aux textes étrangers, pourquoi ne pas faire de même avec les textes français, même très contemporains ?
Pour en revenir à “Zulma classics”, vous évoquiez des “haines féroces” et, au contraire, des enthousiasmes tout aussi vifs… comment une collection de littérature qui n’a aucune dimension subversive ou provocatrice peut-elle susciter des réactions aussi extrêmes ?
Je pense que cela tient à ce que certains lecteurs français, dont on dit volontiers qu’ils apprennent mal les langues vivantes, se trouvent, avec un livre tout en anglais, confrontés à un objet inanimé, aveugle, muet — un livre qu’ils ne comprennent pas, et je conçois que cela puisse mettre en colère. J’éprouverais la même chose si j’avais entre les mains un livre en chinois — le chinois étant une langue que je ne connais pas du tout. En parallèle à ces lecteurs, il y a tout le réseau des véritables amateurs de littérature anglo-américaine, qui ont tout de suite reconnu que cette collection publiait des textes magnifiques, préparés avec beaucoup de goût et de soin. Cela dit, nous ne prétendons nullement combler quelque lacune que ce soit des éditions britanniques ou américaines, simplement nous abordons ces textes d’une façon différente, plus latine, plus française.
Justement, comment cette collection parvient-elle à se positionner entre d’une part l’offre des éditeurs anglo-américains — à laquelle on accède assez facilement aujourd’hui — et les éditions bilingues françaises, qui sont rassurantes avec leurs glossaires et la façon dont elles permettent à tout moment de reprendre pied dans la langue qu’on maîtrise ?
Par rapport à ce que proposent les éditeurs français, le créneau était assez facile à trouver : ces éditions scolaires ou universitaires sont assez ennuyeuses — il est parfois pesant d’être ainsi pris par la main tout au long de sa lecture. On peut aussi avoir envie de lire un livre pour lui-même, dans une langue qui n’est pas la sienne mais que l’on connaît un peu, comme on ferait pour un livre français. De plus, je ne suis pas convaincue du tout par les choix littéraires qui ont été faits pour ces éditions bilingues — au point d’être presque certaine que ce ne sont pas des anglicistes qui les ont faits…
Quant à se procurer les livres auprès d’un éditeur anglais ou américain, c’est une vraie gageure ! D’une part — sauf à se rendre dans une librairie anglaise ou américaine, ou du moins spécialisée en littérature anglo-américaine — il est rare qu’une librairie traditionnelle propose un rayon conséquent de livres en anglais. Et quand vous proposez au moteur de recherche de votre libraire en ligne préféré un titre de livre — mettons The Picture of Dorian Gray, d’Oscar Wilde, œuvre célèbre s’il en est — vous vous retrouvez avec des centaines de références ! autrement dit, il est quasiment impossible de choisir la “bonne” édition en connaissance de cause…
Je pense donc que nos livres offrent une alternative intéressante : émanant d’un éditeur français, ils sont faciles à feuilleter en librairie, et en même temps le lecteur a la garantie d’une édition soignée et d’un choix vraiment littéraire, non pas seulement imputable à un regard rivé sur le baromètre des ventes et des programmes scolaires.
Mais à mon sens, ce qui va véritablement distinguer nos publications de celles proposées par les éditeurs anglais ou américains, c’est notre tradition éditoriale française. Quand ils publient un texte, les Anglo-saxons se réfèrent uniquement à la première édition contrôlée par l’auteur — et ce quelles que soient les modifications qu’aura pu apporter l’auteur par la suite. Cette option ne correspond pas du tout à la philosophie française — et là se trouve ce que notre regard peut apporter de neuf, de différent par rapport à l’offre anglo-américaine : en France il est en effet d’usage de publier le dernier état du texte tel que l’auteur l’a publié de son vivant. Le cas échéant, on introduit les corrections qu’il aurait apportées dans son exemplaire personnel. Quoi qu’il en soit, l’idée est de suivre la volonté de l’auteur. Nous sommes aussi très vigilants à propos des éventuelles modernisations orthographiques ou syntaxiques : nous essayons de respecter au mieux l’état original du texte et ne modernisons que dans la mesure où une meilleure compréhension du texte l’exige. Et nous veillons bien sûr à éliminer toutes les coquilles. Nos collègues anglo-saxons ont tendance à faire l’inverse : peu regardants sur les coquilles, ils ont en revanche la main assez lourde pour moderniser les textes…
Le concept de la collection étant de proposer des textes fondateurs assez courts avec toujours un petit plus éditorial — un inédit, ou un texte difficile à trouver isolé — quelle est, en gros, l’histoire de l’élaboration d’un de ses volumes ?
Nous commençons tout d’abord par concevoir le volume. Et là plusieurs stratégies sont possibles. Prenons deux exemples : Carmilla, de Sheridan Le Fanu, et The picture of Dorian Gray, d’Oscar Wilde. Pour Carmilla, nous avons choisi non pas de lui adjoindre un autre texte qui modifie son angle de lecture et de compréhension mais au contraire de le publier seul — ce qui ne se fait pour ainsi dire jamais : ce texte est toujours noyé dans des anthologies en tout genre alors qu’il mérite pleinement d’être lu seul. Pour The Picture of Dorian Gray nous avons cherché ce qui, dans l’œuvre d’Oscar Wilde, pourrait amener à lire ce Portrait de manière un peu différente — et nous avons trouvé un très beau texte, Le Déclin du mensonge qui, paradoxalement, a été publié plusieurs fois en français mais demeure quasi introuvable isolément en anglais. Dans ce texte, Oscar Wilde explique que ce n’est pas l’art qui est imitation de la vie mais la vie qui imite l’art et il pousse le paradoxe jusque dans ses extrêmes limites. Et il nous a semblé que ces développements étaient de nature à jeter un jour neuf sur Le Portrait de Dorian Gray.
Ensuite vient l’établissement du texte proprement dit. Nous choisissons d’abord l’édition que l’on va reproduire. Pour cela, nous suivons la tradition française — très récente — que je vous décrivais tout à l’heure : nous allons généralement adopter la dernière édition publiée du vivant de l’auteur. Puis vient le travail de correction : les coquilles sont traquées, et l’on intègre, le cas échéant, les modernisations nécessaires. Ce travail de correction est très délicat car en anglais les formes sont beaucoup moins figées qu’en français, et il nous faut sans cesse trancher entre plusieurs options… Ce qui implique une lecture extrêmement attentive, extrêmement fine. Mais nous nous efforçons toujours d’être au plus près de l’origine. Ce travail est colossal, c’est pourquoi nous ne nous risquons pas à publier des textes du XVIIe ou du XVIIIe siècle, qui exigeraient pour leur établissement des travaux de spécialistes trop conséquents. Notre créneau chronologique va rester, grosso modo, le XIXe siècle et le début du XXe siècle.
À propos du Chien des Baskerville, n’est-ce pas un peu osé de le publier en solo, hors du sacro-saint “canon” holmésien ?
Ce ne sera pas la première fois que Le Chien des Baskerville sera publié isolément ! et puis c’est déjà toute une affaire d’obtenir que les libraires aient un petit rayon de livres non scolaires en langue anglaise, puis de convaincre les Français que se mettre à l’anglais, ce n’est au fond pas si difficile que ça… et pour gagner ces paris, je pense qu’il faut leur proposer des textes à la fois grands, beaux et incontournables — Le Chien des Baskerville est de ceux-là ; j’aurais trouvé dommage de s’en priver sous prétexte qu’il fait partie de l’ensemble des aventures de Sherlock Holmes…
Maintenant que nous avons fait un peu le point sur ce qui s’est concrétisé en un an, quels sont, aujourd’hui, les projets qui sont en chantier ?
Plusieurs lignes sont en train de se développer. Notamment en littérature étrangère : nous allons poursuivre l’enrichissement de notre catalogue de littérature coréenne en le diversifiant un peu car nous nous sommes beaucoup consacrés, jusqu’à présent, à Hwang Sok-yong. Nous allons également continuer à publier des textes chinois, en particulier taiwanais. À ce propos, il est intéressant de mettre en regard les cultures coréenne et taiwanaise : les deux pays ont en commun d’avoir été occupés longtemps par les Japonais, et de devoir exister, avec leur économie libérale, face à un frère communiste. Nous allons, enfin, développer nos publications de textes indiens. Nous nous étions ouverts à la littérature indienne avec Quatre chapitres, le dernier roman de Rabindranath Tagore, et nous voulons maintenant faire traduire des textes écrits dans les diverses langues de l’Inde — le hindi, le malayalam, le bengali… etc. C’est un défi parce que ce sont des langues rares et qu’il y a peu de traducteurs en français mais l’avantage, justement, est que ce sont là des territoires littéraires encore inexplorés qui recèlent de vrais chefs-d’œuvre.
Pour le printemps, nous nous ouvrons à la bande dessinée ! au manhwa, plus exactement, à savoir la bande dessinée coréenne. Nous avons une vraie passion pour la Corée, vous avez pu vous en rendre compte… et il était tout naturel que nous nous intéressions tôt ou tard au manhwa : cela fait partie de la culture coréenne, que nous avons à cœur de défendre et de faire mieux connaître aux lecteurs français. Ce projet flottait dans l’air depuis un moment, et maintenant ça y est : les premiers volumes vont sortir au mois de mars et au mois d’avril — je pense qu’au Salon du livre 2006, nous aurons sur notre stand les premiers volumes de ces manhwa. Tous les problèmes techniques ne sont pas réglés, mais nous sommes encore dans l’enthousiasme un peu fébrile que procurent ces piles de BD coréennes que nous sommes impatients de lire en français. C’est comme le début d’une histoire d’amour : tout est beau ; on ne pense pas aux difficultés…
J’ai beaucoup parlé de littérature étrangère, mais cela ne doit pas occulter notre engagement en matière de littérature française, qui demeure bien vivace ! Ainsi, en janvier, il y aura un gros événement avec la sortie du Nouveau magasin d’écriture, d’Hubert Haddad. Ce livre est un monument : ce sont plus de 800 pages qui traitent des ateliers d’écriture, de l’inspiration littéraire, de la façon dont se construisent histoires et personnages… C’est une vraie somme sur l’art d’écrire qui s’adresse à toutes sortes de publics : les adeptes des ateliers d’écriture, ceux qui s’interrogent à leur sujet, les lecteurs avertis… bref, tous ceux qui aiment la littérature d’une façon ou d’une autre. Ce livre aura été une folie à écrire, c’est assurément une folie à publier — mais je crois que ce sera génial à lire…
Et à plus long terme, nous prévoyons de rééditer des textes de Gilbert Toulouse.
Propos recueillis par isabelle roche le 30 septembre 2005 dans les locaux des éditions Zulma. |
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