Une dramaturgie de notre temps exemplaire et édifiante
Un grand espace vide s’ouvre aux yeux des spectateurs ; il est habité par un mobilier minimaliste : un lavabo, une douche, des ventilateurs, un lit, quelques sièges. Sur quelques rifs de guitare, Nora Krief interprète avec justesse et profondeur un chant arabe, tandis qu’un mannequin est littéralement secoué par une danse pubienne, comme une entraîneuse de music-hall dégingandée. Les premières interventions des personnages sont redoublées par la projection grand format de leur image en fond de scène. L’écriture puissante de Wadji Mouhawad exhibe le désir dans sa cruauté, son inamissible acuité.
La seconde phase du spectacle, écrite par Sarah Kane, focalise l’attention sur un Hyppolite désinvolte, cynique, consommateur de plaisirs sans valeur. Les êtres froids de cet univers sont en proie à un désir dévitalisé, exprimant l’irrémédiable opacité à soi-même de notre présence aux êtres et au monde. L’anti-héros ne quitte pas la cage de verre qui abrite ses jeux futiles et ses abus ; le texte, qui n’est pas exempt de longueurs, dit avec lancinance son déni de l’amour et des êtres. Le désir qui consume une fois consommé perd ses vertus.
La troisième partie présente d’abord les funérailles de Phèdre. Elle se survit en intellectuelle célèbre, qui donne une conférence sur l’union sexuelle des dieux et des humains. Le désir comme hybris guide son attention malicieuse, qui la conduit à une réminiscence nostalgique de Racine, temps ou les relations entre les êtres étaient médiatisées par le discours et ses détours. C’est le moment où la passion essaie de se comprendre et dans la fureur de son énergie, et dans la froideur de son analyse. Il en résulte un effet d’ironie assez réussi.
Warlikowski brouille les cartes, met à distance les effets de scène sans les départir de leur force : il présente une construction à entrées multiples, qui flirte avec la vulgarité sans y sombrer, qui explore les facettes multiples d’un personnage complexe, qui ouvre la réflexion sur la transgression. Il s’agit d’une représentation forte, riche, dans lequel Isabelle Huppert a l’occasion de déployer son talent inépuisable : elle est plus que parfaite, son excellence confine au sublime. Si le spectacle eût sans doute pu être plus court, éviter certaines complaisances, donner plus de place aux autres personnages, il reste saisissant de vigueur et de maîtrise et constitue une dramaturgie de notre temps exemplaire et édifiante.
christophe giolito
Phèdre(s)
de Wajdi Mouawad / Sarah Kane / J.M. Coetzee
mise en scène Krzysztof Warlikowski,
avec Isabelle Huppert
et Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero
Mise en scène et adaptation Krzysztof Warlikowski ; dramaturgie Piotr Gruszczyński ; décor et costumes Małgorzata Szczęśniak ; collaboration aux costumes Géraldine Ingremeau ; musique originale Paweł Mykietyn ; lumière Felice Ross ; vidéo Denis Guéguin ; chorégraphie Claude Bardouil ; maquillage, coiffures, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo ; son Thierry Jousse ; musique interprétée sur scène Bruno Helstroffer ; chants interprétés par Norah Krief ; musiciens (guitare électrique) en alternance : Grégoire Léauté et Bruno Helstroffer ; assistant à la mise en scène Christophe Sermet ; stagiaire à la mise en scène Matthieu Dandreau ; coaching texte pour Andrezej Chyra Maciej Krzysc ; réalisation du mannequin Coralie Leguevaque Claire Vialon ; bijoux Marina Gendre ; fourrures Frédéric Keskinides ; sculpture de l’animal Gladys Le Bihan ; réalisation des costumes Atelier de création du Moulin Rouge ; réalisation du décor Atelier de construction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe ;
Du 17 mars au 13 mai 2016 au théâtre de l’Odéon Paris 6e
http://www.theatre-odeon.eu/fr/2015–2016/spectacles/phedres
Location au 01 44 85 40 40.
Production : Odéon-Théâtre de l’Europe Coproduction : Comédie de Clermont-Ferrand – Scène nationale, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Théâtre de Liège, Barbican – London & LIFT
Avec le soutien de l’Institut Polonais de Paris
Editeurs : Simard Agence Artistique inc. est agent théâtral du texte de Wajdi Mouawad
L’Arche est éditeur et agent théâtral de la pièce L’Amour de Phèdre de Sarah Kane (traduction Séverine Magois) Elizabeth Costello © 2003 by J.M. Coetzee (traduction de Catherine du Plessis aux éditions du Seuil et aux éditions Points) Une chienne de Wajdi Mouawad, Léméac/Actes Sud-Papiers, mars 2016.
Tournée : La Comédie de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, du 2 au 29 mai ; Barbican & LIFT, Londres, du 9 au 18 juin ; Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Luxembourg, 26 et 27 novembre, Théâtre de Liège, Liège, du 9 au 11 décembre.