Sans attitude morale ni jugement, Jan Saudek conjugue au fil des prises de vues les mises en scène et le naturel, le quotidien comme l’éternel. Il se veut l’observateur d’un monde énigmatique et toujours précaire. L’artiste se fond lui-même dans ses images dont il devient un des personnages pour être proche de ceux qu’il capte et observe. Il crée un jeu de renvois et de renversements des rôles en étant opérateur, spectateur, acteur, machiniste. Il « s’amuse » à tronquer notre perception parfois évidente des choses pour mettre en porte-à-faux notre assurance et notre suffisance confortables. Alors, et comme toujours lorsque de nouveaux regards sont sollicités, un univers riche se fait jour. Le ressort dramatique tient précisément à ce regard profond et torturé porté sur le monde. Celui-là devient moins un témoin gênant que le complice qui commande à distance et dirige.
Saisi par un sentiment d’implication totale, le regardeur est sidéré comme prisonnier de ses images. Usant d’artifices pour mettre en exergue les corps, Jan Saudek ne cherche jamais une domination de ses modèles. Il crée à travers eux un univers plastique capable de pister le furtif, l’invisible, l’inavoué. Il traque aussi par effet de surface un état intérieur ainsi que l’existence ou la réminiscence d’un vécu : le sien parfois (et les traumatisme de la Shoah dont il échappa par miracle) souvent à travers ces autres qui sont autant de « je », jusque dans leurs dissemblances par rapport au créateur lui-même.
Nombreux sont les artistes qui oeuvrent à trouver l’authenticité et la sensibilité de leurs modèles, mais chez lui il y a plus : ses prises sont en quelque sorte des cris et des actes de mystérieuses et provocantes piétés.
jean-paul gavard-perret
Jan Saudek, Saudek & Saudek 80, Gallery of Art, Prague, 24 avril 2015 — 31 janvier 2016.