Cervantes ou le décision du récit
Au monde dont l’obscurité ne cesse de se mouvoir, « Don Quichotte de la Manche » a donné divers axes de reconnaissances : par là, Quichotte lui-même, Sancho et autres comparses. Leurs corps sont des miroirs eux-mêmes réfléchis par le corps du récit. Celui-ci concentre et oriente l’effet miroir des corps vivants et parlants et augmente leur pouvoir réfléchissant. Parmi ces corps de récits, celui de Dulcinée du Toboso est souvent l’oublié. Elle parle pourtant plus qu’un(e) autre le chagrin ou la joie du monde.
Pôle d’attraction, elle fait rebondir la chaîne narrative enchevêtrée du livre dont elle reste l’entrevoie qui rend la quête du Quichotte intelligible sous couvert d’ « idiotie ». Il n’y a pas de ciel étoilé sans la nuit de pleine lune de cette Dulcinée (mythe ou réalité) qui à la fois tire le monde du Quichotte hors de l’obscurité et l’enferme bien au-delà de ce qu’on a dit du livre : à savoir, la parodie du roman de chevalerie et de l’amour courtois.
Dulcinée est le nouveau Graal. Elle rapproche le roman du terroir et de l’Histoire tout en lui donnant son aspect de jeu de « hasard » qui présuppose néanmoins des dés et la disposition des points comptables sur ces dés. Dulcinée fait donc s’aventurer le Quichotte en direction du soleil nu d’un monde dont Cervantès est devenu le conteur premier par son regard sur la littérature d’antant et sur le monde de son époque.
Cervantès, avec son roman, appelle le travail de l’art, commencé dans la nuit des cavernes, en l’ouvrant à une poétique de son temps. La fiction se dessine comme courbe de l’inenvisageable mais refuse l’embellissement. Elle ouvre sur « du » monstre tout en moquant son déferlement dans le temps.
Inventant le roman, Cervantès en propose de facto la critique. La fiction se découvre comme puissance active mais « absente » : son langage dans le Quichotte est donc celui de la contradiction de la « pensée » romanesque : acte se produisant dans le temps là où a lieu un commencement mais aussi ironisation d’emblée de ce qu’il produit comme réalité.
jean-paul gavard-perret
Miguel de Cervantès, Don Quichotte de la Manche, traduit et édité par Claude Allègre, Jean Canavaggio, Michel Moner, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2015, 1264 p. — 54,50 €.