Une anthologie très bien conçue qui met en relief la dimension économique souvent négligée de la pensée de Tocqueville
Voilà donc un livre qui sort à point nommé dans un contexte social, économique et politique perturbé. Il ne s’agit pas de sortir Tocqueville du grenier pour défendre une politique, mais de savoir si Tocqueville peut encore nous éclairer sur les transformations qui touchent nos sociétés industrielles et démocratiques.
Les auteurs de cet ouvrage ont eu trois objectifs : tout d’abord montrer la place essentielle, pourtant trop négligée, qu’occupe l’économie dans la pensée de Tocqueville. Ensuite faire sortir Tocqueville de la case “libérale” dans laquelle il est trop souvent placé. Enfin, tenter de caractériser la pensée complexe de Tocqueville — trois objectifs indissociables.
Le Tocqueville utilisé à toutes les sauces par les libéraux fut bien le Tocqueville politique, ardent défenseur des libertés. Mais ces mêmes libéraux ont souvent mis le Tocqueville économique de côté.
En fins connaisseurs et spécialistes de l’œuvre de Tocqueville, les auteurs veulent, au-delà de toute tentation idéologique, nous fournir la grille de lecture d’une pensée complexe. Il est difficile d’établir une anthologie : des extraits trop courts, et on tombe dans le travers de la simplification, de la caricature partisane. Des extraits trop longs ; c’est alors un “best of”, une compilation fragmentée, désorientée, “des meilleurs passages”. Il semble que l’ouvrage ait trouvé l’équilibre : les extraits sont toujours assez longs pour que le lecteur puisse rentrer dans toutes les nuances de la pensée, mais ces extraits sont aussi parfaitement introduits et présentés.
Les auteurs montrent combien Tocqueville s’éloigne des penseurs essentiels de la théorie libérale. Contrairement à Adam Smith, il ne croit pas en une main invisible, à une autorégulation du marché, reprenant l’exemple de la manufacture d’épingles popularisé par Adam Smith dans La Richesse des Nations (1776), Tocqueville fustige le comportement des capitalistes qui s’enrichissent en provoquant l’aliénation des masses laborieuses “.
À l’inverse de J.-B. Say qui ne croyait pas en la possibilité d’une surproduction, Tocqueville en analyse les ravages et les effets très inégaux sur la société et notamment sur la classe ouvrière. Tocqueville est favorable à des interventions de l’État, dans la gestion des salaires, dans la création d’une ligne de chemin de fer entre Cherbourg et Paris, partisan d’un véritable aménagement du territoire.
Éloigner Tocqueville des penseurs libéraux, pour le rapprocher - pourquoi pas ? — des penseurs à connotation plus sociale. La description qu’il fait de Manchester n’est pas sans annoncer les pages les plus crues de Zola et les auteurs se permettent même parfois - ô sacrilège ! — de voir en Tocqueville un précurseur de Marx et d’Engels :
Tocqueville et Marx sont témoins de la même réalité et leurs analyses convergent parfois lorsqu’il s’agit de décrire la misère ouvrière et de dénoncer l’aliénation du prolétariat.
Mais jamais Tocqueville n’est présenté comme un socialiste. Opposé certes à la création de véritables aristocraties industrielles, il est également très hostile au socialisme qu’il qualifie de despotisme démocratique. Les révolutions de 1848, qu’il avait senti venir, le marquent — surtout celle de juin - dans son opposition au socialisme. Tocqueville est fondamentalement attaché à la liberté individuelle, et à son corollaire économique : la propriété. Défenseur des idées de 1789 lorsqu’elles transforment la propriété nobiliaire en propriété foncière, il est opposé à toute théorie (Babeuf, Morelly) qui supprime la propriété, qui instaure l’égalité absolue ou l’absorption complète des citoyens dans le corps social. Conscient d’une véritable lutte des classes, il peut écrire :
Il n’y a guère à douter qu’un jour c’est entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas que s’établira la lutte politique.
Tocqueville n’est pas un visionnaire idéaliste en avance sur son temps. S’il faut supprimer l’esclavage, en faisant appel à l’État, c’est parce qu’il est un frein majeur au développement. Pour lutter contre le paupérisme, il faut favoriser l’accession à la propriété, gage d’une meilleure moralité des prolétaires. La démocratie permet le développement économique, or le paupérisme risque, à terme, de remettre en cause la démocratie. Chez Tocqueville, tout se tient, mais dans un équilibre fragile entre l’économique, le politique et le social, d’où une extrême vigilance et un grand pragmatisme. Une observation attentive des mœurs et des mentalités doit contribuer à pouvoir prévenir les révolutions. Cet intérêt pour les représentations au cœur des mutations économiques et sociales lui a permis de dégager ce que les sociologues appellent “l’effet Tocqueville” : c’est lorsque les égalités commencent à devenir moins fortes qu’elles deviennent le plus insupportables.
Afin de préserver la démocratie, le monde politique doit prendre en compte tous les aspects économiques d’un problème, au long terme comme au court terme — dans la gestion des prisons par exemple — et refléter le monde social dans son ensemble. Un monde politique homogène, dominé par une seule catégorie, est le signe d’un blocage démocratique, signe précurseur d’une révolution. Comment ne pas remarquer l’actualité de certains extraits qui décrivent à deux reprises l’ennui et l’alanguissement du monde politique d’avant 1848 :
Le vide réel que nous remarquons dans les débats parlementaires, l’impuissance des hommes politiques qui les dirigent, qui éclate à nos yeux. (…) Ils diffèrent plus entre eux par les mots que par les idées et (…) ils ne font pas voir clairement en quoi leurs actes, s’ils étaient au pouvoir, différeraient des actes de leurs adversaires. (…) Leur lutte ressemble plutôt à une querelle intestine dans le sein de la même famille qu’à la guerre permanente entre deux grands partis (…).
Avertissement, donc.
Une pensée riche, en évolution, pleine de nuances qui, du fait de la grande clarté de la langue, ont toujours été exploitées et grossies :
Je plais à beaucoup de gens d’opinions opposées, non parce qu’ils m’entendent, mais parce qu’ils trouvent dans mon ouvrage, en ne le considérant que d’un seul côté, des arguments favorables à leur passion du moment.
camillle aranyossy
J-L Benoît et E.Keslassy, Alexis de Tocqueville — Textes économiques — Anthologie critique, Pocket coll. “Agora”, mars 2005, 478 p. — 9,30 €.