J-L Benoît et E.Keslassy, Alexis de Tocqueville — Textes économiques — Anthologie critique

Une antho­lo­gie très bien conçue qui met en relief la dimen­sion éco­no­mique sou­vent négli­gée de la pen­sée de Tocqueville

Voilà donc un livre qui sort à point nommé dans un contexte social, éco­no­mique et poli­tique per­turbé. Il ne s’agit pas de sor­tir Toc­que­ville du gre­nier pour défendre une poli­tique, mais de savoir si Toc­que­ville peut encore nous éclai­rer sur les trans­for­ma­tions qui touchent nos socié­tés indus­trielles et démo­cra­tiques.

L
es auteurs de cet ouvrage ont eu trois objec­tifs : tout d’abord mon­trer la place essen­tielle, pour­tant trop négli­gée, qu’occupe l’économie dans la pen­sée de Toc­que­ville. Ensuite faire sor­tir Toc­que­ville de la case “libé­rale” dans laquelle il est trop sou­vent placé. Enfin, ten­ter de carac­té­ri­ser la pen­sée com­plexe de Toc­que­ville — trois objec­tifs indissociables.

Le Toc­que­ville uti­lisé à toutes les sauces par les libé­raux fut bien le Toc­que­ville poli­tique, ardent défen­seur des liber­tés. Mais ces mêmes libé­raux ont sou­vent mis le Toc­que­ville éco­no­mique de côté.
En fins connais­seurs et spé­cia­listes de l’œuvre de Toc­que­ville, les auteurs veulent, au-delà de toute ten­ta­tion idéo­lo­gique, nous four­nir la grille de lec­ture d’une pen­sée com­plexe. Il est dif­fi­cile d’établir une antho­lo­gie : des extraits trop courts, et on tombe dans le tra­vers de la sim­pli­fi­ca­tion, de la cari­ca­ture par­ti­sane. Des extraits trop longs ; c’est alors un “best of”, une com­pi­la­tion frag­men­tée, déso­rien­tée, “des meilleurs pas­sages”. Il semble que l’ouvrage ait trouvé l’équilibre : les extraits sont tou­jours assez longs pour que le lec­teur puisse ren­trer dans toutes les nuances de la pen­sée, mais ces extraits sont aussi par­fai­te­ment intro­duits et présentés.

Les auteurs montrent com­bien Toc­que­ville s’éloigne des pen­seurs essen­tiels de la théo­rie libé­rale. Contrai­re­ment à Adam Smith, il ne croit pas en une main invi­sible, à une auto­ré­gu­la­tion du mar­ché, repre­nant l’exemple de la manu­fac­ture d’épingles popu­la­risé par Adam Smith dans La Richesse des Nations (1776), Toc­que­ville fus­tige le com­por­te­ment des capi­ta­listes qui s’enrichissent en pro­vo­quant l’aliénation des masses labo­rieuses “. 
À l’inverse de J.-B. Say qui ne croyait pas en la pos­si­bi­lité d’une sur­pro­duc­tion, Toc­que­ville en ana­lyse les ravages et les effets très inégaux sur la société et notam­ment sur la classe ouvrière. Toc­que­ville est favo­rable à des inter­ven­tions de l’État, dans la ges­tion des salaires, dans la créa­tion d’une ligne de che­min de fer entre Cher­bourg et Paris, par­ti­san d’un véri­table amé­na­ge­ment du territoire.

Éloi­gner Toc­que­ville des pen­seurs libé­raux, pour le rap­pro­cher - pour­quoi pas ? — des pen­seurs à conno­ta­tion plus sociale. La des­crip­tion qu’il fait de Man­ches­ter n’est pas sans annon­cer les pages les plus crues de Zola et les auteurs se per­mettent même par­fois - ô sacri­lège ! — de voir en Toc­que­ville un pré­cur­seur de Marx et d’Engels : 
Toc­que­ville et Marx sont témoins de la même réa­lité et leurs ana­lyses convergent par­fois lorsqu’il s’agit de décrire la misère ouvrière et de dénon­cer l’aliénation du prolétariat.

Mais jamais Toc­que­ville n’est pré­senté comme un socia­liste. Opposé certes à la créa­tion de véri­tables aris­to­cra­ties indus­trielles, il est éga­le­ment très hos­tile au socia­lisme qu’il qua­li­fie de des­po­tisme démo­cra­tique. Les révo­lu­tions de 1848, qu’il avait senti venir, le marquent — sur­tout celle de juin - dans son oppo­si­tion au socia­lisme. Toc­que­ville est fon­da­men­ta­le­ment atta­ché à la liberté indi­vi­duelle, et à son corol­laire éco­no­mique : la pro­priété. Défen­seur des idées de 1789 lorsqu’elles trans­forment la pro­priété nobi­liaire en pro­priété fon­cière, il est opposé à toute théo­rie (Babeuf, Morelly) qui sup­prime la pro­priété, qui ins­taure l’égalité abso­lue ou l’absorption com­plète des citoyens dans le corps social. Conscient d’une véri­table lutte des classes, il peut écrire :
Il n’y a guère à dou­ter qu’un jour c’est entre ceux qui pos­sèdent et ceux qui ne pos­sèdent pas que s’établira la lutte poli­tique.

Tocque­ville n’est pas un vision­naire idéa­liste en avance sur son temps. S’il faut sup­pri­mer l’esclavage, en fai­sant appel à l’État, c’est parce qu’il est un frein majeur au déve­lop­pe­ment. Pour lut­ter contre le pau­pé­risme, il faut favo­ri­ser l’accession à la pro­priété, gage d’une meilleure mora­lité des pro­lé­taires. La démo­cra­tie per­met le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, or le pau­pé­risme risque, à terme, de remettre en cause la démo­cra­tie. Chez Toc­que­ville, tout se tient, mais dans un équi­libre fra­gile entre l’économique, le poli­tique et le social, d’où une extrême vigi­lance et un grand prag­ma­tisme. Une obser­va­tion atten­tive des mœurs et des men­ta­li­tés doit contri­buer à pou­voir pré­ve­nir les révo­lu­tions. Cet inté­rêt pour les repré­sen­ta­tions au cœur des muta­tions éco­no­miques et sociales lui a per­mis de déga­ger ce que les socio­logues appellent “l’effet Toc­que­ville” : c’est lorsque les éga­li­tés com­mencent à deve­nir moins fortes qu’elles deviennent le plus insupportables.

Afin de pré­ser­ver la démo­cra­tie, le monde poli­tique doit prendre en compte tous les aspects éco­no­miques d’un pro­blème, au long terme comme au court terme — dans la ges­tion des pri­sons par exemple — et reflé­ter le monde social dans son ensemble. Un monde poli­tique homo­gène, dominé par une seule caté­go­rie, est le signe d’un blo­cage démo­cra­tique, signe pré­cur­seur d’une révo­lu­tion. Com­ment ne pas remar­quer l’actualité de cer­tains extraits qui décrivent à deux reprises l’ennui et l’alanguissement du monde poli­tique d’avant 1848 :
Le vide réel que nous remar­quons dans les débats par­le­men­taires, l’impuissance des hommes poli­tiques qui les dirigent, qui éclate à nos yeux. (…) Ils dif­fèrent plus entre eux par les mots que par les idées et (…) ils ne font pas voir clai­re­ment en quoi leurs actes, s’ils étaient au pou­voir, dif­fé­re­raient des actes de leurs adver­saires. (…) Leur lutte res­semble plu­tôt à une que­relle intes­tine dans le sein de la même famille qu’à la guerre per­ma­nente entre deux grands par­tis (…).
Aver­tis­se­ment, donc.

Une pen­sée riche, en évo­lu­tion, pleine de nuances qui, du fait de la grande clarté de la langue, ont tou­jours été exploi­tées et gros­sies :
Je plais à beau­coup de gens d’opinions oppo­sées, non parce qu’ils m’entendent, mais parce qu’ils trouvent dans mon ouvrage, en ne le consi­dé­rant que d’un seul côté, des argu­ments favo­rables à leur pas­sion du moment.

camil­lle aranyossy

J-L Benoît et E.Keslassy, Alexis de Toc­que­ville — Textes éco­no­miques — Antho­lo­gie cri­tique, Pocket coll. “Agora”, mars 2005, 478 p. — 9,30 €.
 

 

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