Keith Lowe, Inferno, la dévastation de Hambourg 1943

La dévas­ta­tion de Ham­bourg 1943

Que la deuxième guerre mon­diale ait été un conflit ter­ri­ble­ment meur­trier, on le sait. Ins­crite dans une logique de guerre totale, elle en consti­tue une forme d’aboutissemenent. Une guerre hors normes. Mar­quée par des formes extrêmes de vio­lence, par des mas­sacres, par la des­truc­tion de villes entières, par l’anéantissement de popu­la­tions. On le sait. La liste des villes détruites et bom­bar­dées est longue, très longue. La por­tée, l’échelle et la mesure des bom­bar­de­ments de Dresde, de Tokyo et des bom­bar­de­ments ato­miques couvre cette liste d’une charge sym­bo­lique uni­ver­selle. Mais avons-nous conscience de ce que recouvrent réel­le­ment les for­mules géné­riques et asep­ti­sées de « bom­bar­de­ment stra­té­gique » ou « bom­bar­de­ment de zone »? Des connais­sances glo­bales fac­tuelles et chro­no­lo­giques n’impliquent pas for­cé­ment la conscience de la signi­fi­ca­tion exacte de ces mêmes faits. Qui sait ce que bom­bar­der veut dire? Qui sait ce qu’être bom­bardé veut dire? A tra­vers cet ouvrage, Keith Lowe répond de manière dan­tesque à ces deux ques­tions.
Fin juillet 1943, au coeur de l’été, la ville de Ham­bourg a été la cible de plu­sieurs raids de bom­bar­de­ments anglais et amé­ri­cains. C’était l’opération Gomorrhe ; près de 9 000 tonnes de bombes. Moins connu que les grands bom­bar­de­ments pos­te­rieurs sur l’Allemagne et le Japon, le bom­bar­de­ment de Ham­bourg occupe pour­tant une place essen­tielle dans l’histoire des bom­bar­de­ments de la deuxième guerre mon­diale. Véri­table tour­nant, il annonce les cadres et les moda­li­tés des grands bom­bar­de­ments à venir. Les contem­po­rains ne s’y sont pas trom­pés. 18 mois avant Dresde.

Pour­quoi bom­bar­der Ham­bourg? Le grand port était un centre indus­triel impor­tant, four­nis­sant notam­ment moteurs d’avions et U-Boote à l’armée alle­mande. Et Ham­bourg en 1943 était à bonne dis­tance, c’est-à– dire que les bom­bar­diers pou­vaient, dans le cadre d’une nuit d’été, décol­ler d’Angleterre, lar­guer leur bombes et reve­nir. Mais les zones indus­trielles de la ville ne furent pas les plus tou­chées par les bom­bar­de­ments qui firent près 40 000 morts, des civils pour une grande majo­rité. Y a-t-il cohé­rence ou ambi­guïté dans le fait de bom­bar­der une zone stra­té­gique qui a une impor­tance mili­taire et d’entraîner de manière indisc­tincte la mort de femmes, d’enfants, de vieillards..? C’est une des ques­tions sou­le­vées par le livre.
Il ne s’agit pas d’une leçon de morale, mais d’un authen­tique livre d’histoire, qui cherche à décrire, de manière la plus objec­tive et concrète, les enjeux d’un bom­bar­de­ment. Keith Lowe sait indé­nia­ble­ment faire par­ler les détails. Rien n’est ici anec­do­tique. Témoi­gnages, dis­tri­bu­tions spa­tiales, carac­tères tech­niques et météo­ro­lo­giques, consi­dé­ra­tions tac­tiques et stra­té­giques : toutes ces don­nées s’imbriquent dans un récit qui nous per­met d’approcher au plus près du vécu des hommes pris dans cette vio­lence de guerre. Les nom­breuses cartes nous per­mettent de suivre, à la rue près, les effets des bombes. Gomorrhe, c’est 24 hôpi­taux, 277 écoles détruites. 112 sièges du parti nazi.

Ce que pro­pose Keith Lowe ici, c’est de connec­ter, dans une forme d’approche anthro­po­lo­gique, les popu­la­tions bom­bar­dées avec ceux qui, des mil­liers de mètres plus haut, larguent les bombes. Per­sonne n’est à l’abri de la ter­reur, de l’horreur : que ce soient les jeunes pilotes et méca­ni­ciens anglais et amé­ri­cains, tran­sis de froid, ter­ri­fiés par les effets de la Flak et par l’efficacité des chas­seurs alle­mands de la Wilde Sau, ou les jeunes enfants vul­né­rables et coin­cés dans l’obscurité des abris, dont il fal­lait sor­tir pour sur­vivre… Notam­ment au moment de la tem­pête de feu de la nuit du 27 juillet 1943. Avec la des­crip­tion de cet orage de flammes, déclen­ché par la com­bi­nai­son des bombes incen­diaires et explo­sives sur une ville déjà tou­chée plu­sieurs fois, on touche le coeur de l’ouvrage, sa dimen­sion apo­ca­lyp­tique et réelle, qui jus­ti­fie son titre. A Ham­bourg, l’enfer fut authen­tique.
L’histoire de la deuxième guerre mon­diale est une for­mi­dable machine à fabri­quer des sté­réo­types. La lutte néces­saire et jus­ti­fiée contre l’Allemagne nazie peut cou­vrir et mas­quer des ambi­guï­tés inhé­rentes au pro­ces­sus de guerre lui même. L’histoire d’une guerre ne peut se réduire à un affron­te­ment de valeurs ; c’est autre chose qu’une fabrique par­ti­sane de héros et de mar­tyrs. La dévas­ta­tion de Ham­bourg racon­tée ici est une his­toire de tâton­ne­ments et d’approximations tout à fait humaines — qu’elles soient du fait du com­man­de­ment comme des exé­cu­tants. C’est une valse faite de cou­rage, d’abnégation, d’hésitations et de trouille. C’est une his­toire de sur­vie, dans les airs, comme sur terre. En nous pro­po­sant autre chose qu’une lec­ture glo­rieuse ou anec­do­tique d’un fait de guerre, Keith Lowe est par­venu à nous faire com­pren­drece que signi­fie la des­truc­tion d’une ville par les bombes.

camille ara­nyossy

Keith Lowe, Inferno, la dévas­ta­tion de Ham­bourg 1943, trad. Johan-Frederik Hel Guedj, Edi­tions Per­rin, Paris, jan­vier 2015, 424 p. — 24,00 €.

Leave a Comment

Filed under Essais / Documents / Biographies

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>