Emma Healey, L’oubli

Quand les sou­ve­nirs prennent la fuite

Eliza­beth a dis­paru”, c’est ce que répète inlas­sa­ble­ment Maud à sa fille Helen. Helen ne se pré­oc­cupe pas outre mesure des obses­sions de sa vieille maman qui, du haut de ses quatre-vingt ans pas­sés, com­mence à voir sa mémoire dévo­rée par la mala­die. Tout se mélange en effet dans la tête de Maud, et se débrouiller au quo­ti­dien devient de plus en plus dif­fi­cile :  seuls ses post-it et des mots pla­car­dés dans toute la mai­son l’aident à conser­ver un peu d’autonomie.
Au pré­sent, elle cherche son amie et voi­sine Eli­za­beth, dont le fils iras­cible tient Maud à l’écart de la mai­son. Cacherait-il quelque chose ? Maud en est per­sua­dée, mais son enquête la ramène sans cesse soixante ans plus tôt, lorsque sa sœur Sukey avait dis­paru du jour au len­de­main. Maud finit par confondre les époques, et à faire perdre patience à tout son entou­rage. Pour­tant avec obs­ti­na­tion, ses sou­ve­nirs enfouis pour­raient bien faire réap­pa­raître une vérité déran­geante. Mais Maud n’a que peu de temps, car tout s’efface aussi vite que ses petits papiers s’envolent !

Une nou­velle géné­ra­tion d’auteurs bri­tan­niques a tra­versé depuis peu la Manche pour enva­hir les rayons de nos libraires. Et on a envie que le débar­que­ment de ces nou­veaux talents se pro­longe long­temps. Après le brillant Avant d’aller dor­mir de S. J. Wat­son (qui jouait déjà avec les trous de mémoire), l’incroyable Les mères de Saman­tha Hayes, le trou­blant Je ne t’oublierai pas de Sophie McKen­zie, l’étourdissant La ferme de Tom Rob Smith, on peut ajou­ter à la liste (non exhaus­tive) d’écrivains accrocs au thé la jeune Emma Hea­ley qui livre, à seule­ment vingt-huit ans, un thril­ler psy­cho­lo­gique bien ficelé.
Ori­gi­na­lité du roman : faire d’une octo­gé­naire atteinte d’Alzheimer son héroïne. L’auteure réus­sit à chaque page à nous faire appré­hen­der avec jus­tesse le quo­ti­dien d’une malade qui n’en est pas consciente, les frus­tra­tions d’une Maud qui, dans ses moments de luci­dité, se sent incom­prise. Maud, per­sua­dée de la dis­pa­ri­tion de sa meilleure amie, n’est pas vrai­ment écou­tée, ou enten­due, et c’est sa per­son­na­lité toute entière qu’elle a peur de voir som­brer dans l’oubli, pas seule­ment sa per­cep­tion de quelques évè­ne­ments arri­vés elle ne sait plus quand.

Car tout s’embrouille pour Maud, et Emma Hea­ley fait com­prendre avec sub­ti­lité au lec­teur les dif­fi­cul­tés qu’une per­sonne atteinte d’Alzheimer ren­contre pour dia­lo­guer avec le siens, et main­te­nir un contact social. Le passé devient le pré­sent, les sou­ve­nirs anciens prennent la place de ce qui est arrivé cinq minutes plus tôt, les bles­sures (morales et phy­siques) sur­viennent sans qu’on sache com­ment et qu’on réa­lise vrai­ment leur por­tée. Bref, tout est dif­fi­cile au quo­ti­dien. La force de l’auteure est de ne négli­ger aucun per­son­nage ; cha­cun, même surgi du passé, joue son rôle. La fille de Maud a beau­coup de patience, et souffre autant que sa mère de cette ignoble dège­ne­res­cence… elle l’aide du mieux qu’elle peut, et fait tout pour lui évi­ter un pla­ce­ment. Et l’on admire le com­bat de ces familles confron­tées à l’Oubli dans lequel cha­cun perd peu à peu son iden­tité.
D’habiles fla­sh­backs viennent constam­ment ponc­tuer la quête de Maud, qui est han­tée par la dis­pa­ri­tion de sa sœur des années plus tôt. Des sou­ve­nirs qui cette fois nous ramènent à l’après-seconde guerre mon­diale, où une nation essayait de se recons­truire, et où la popu­la­tion souf­frait du manque de tout. Recons­ti­tu­tion fidèle d’un autre quo­ti­dien, et dont cette fois-ci on ne peut remettre en cause la véracité.

Si l’on peut cepen­dant faire quelques reproches à ce roman, ce sont ses lon­gueurs. Bien sûr, le temps défile comme Maud le per­çoit, mais l’ennui peut par­fois guet­ter le lec­teur, comme Maud, pen­dant ses longues jour­nées. Le style va aussi sûre­ment gagner en mâtu­rité dans les années à venir. Mais ce pre­mier roman qui met en scène des liens fami­liaux forts, et jette un regard neuf sur une mala­die qui fait des ravages, res­tera pour sûr gravé dans nos mémoires.

franck bous­sard

Emma Hea­ley, L’oubli, Pocket, 2015, 405 p. — 7, 30 €.

 

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Filed under Poches, Pôle noir / Thriller

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