Entretien avec Frédéric Le Moal, Victor-Emmanuel III. Un roi face à Mussolini

Respon­sable de la rubrique Essais, bio­gra­phies et docu­ments sur lelitteraire.com, Fré­dé­ric Le Moal publie une bio­gra­phie du roi d’Italie Victor-Emmanuel III, aux édi­tions Per­rin. Après plu­sieurs ouvrages d’histoire des rela­tions inter­na­tio­nales, il relève le défi bio­gra­phique, genre dif­fi­cile, long­temps décrié en France mais pour­tant indis­pen­sable pour la com­pré­hen­sion d’un homme et d’une époque.

 Entre­tien :

Pouvez-vous nous pré­sen­ter en quelques mots le roi d’Italie Victor-Emmanuel III dont vous signez la bio­gra­phie ?
Il est le troi­sième sou­ve­rain à régner sur l’Italie depuis l’unification de 1861, après son grand-père Victor-Emmanuel II et son père Hum­bert Ier. Il monte sur le trône dans des condi­tions tra­giques, après l’assassinat de son père par un anar­chiste à Monza en juillet 1900. Il y res­tera jusqu’en 1946, date de son abdi­ca­tion sous la pres­sion des Anglo-Saxons. Quarante-six ans d’un règne mar­qué par deux guerres mon­diales et la dic­ta­ture de Mus­so­lini ! Il y a matière à racon­ter ! Com­mencé avec une volonté de réformes libé­rales, son règne s’achève dans les affres de la guerre du fas­cisme. On ne peut donc qu’être stu­pé­fait qu’aucun his­to­rien fran­çais ne se soit pen­ché sur cette vie !

Pour­quoi vous êtes-vous inté­ressé à ce per­son­nage si méconnu ?
Pour plu­sieurs rai­sons. Tout d’abord parce que, comme je viens de le dire, le chan­tier de recherches est immense. Même les bio­gra­phies en ita­lien ne peuvent être consi­dé­rées comme satis­fai­santes d’un point de vue scien­ti­fique. Victor-Emmanuel III, du fait de son rôle pen­dant le fas­cisme, demeure un per­son­nage très contro­versé. Il existe donc deux types de bio­gra­phies : des réqui­si­toires ou des hagio­gra­phies. Les ana­lyses d’un his­to­rien fran­çais, sur la base d’archives, apportent un plus. Du moins, j’ai la fai­blesse de le pen­ser. Ensuite, Victor-Emmanuel III pos­sède une per­son­na­lité abso­lu­ment fas­ci­nante de mon point de vue. Ses dis­grâces phy­siques et les souf­frances qu’elles lui ont occa­sion­nées dans l’enfance pèsent sur cet homme intro­verti, secret, revêche et ren­fro­gné, à la fois époux et père modèles et être d’une froi­deur ter­rible. Enfin, ce règne très long a beau­coup à nous apprendre sur l’histoire de l’Italie mais aussi de l’Europe du XXe siècle.

 Victor-Emmanuel III a régné en même temps que tous les sou­ve­rains bri­tan­niques depuis la reine Vic­to­ria, jusqu’à George VI, mais aussi que Guillaume II ou Nico­las II. Mais il a été comme effacé des mémoires. Com­ment expliquez-vous cet oubli ?
Victor-Emmanuel III porte une très grande res­pon­sa­bi­lité dans cette situa­tion. Son rejet de la fonc­tion royale et de ses fastes autant que son goût pour la vie de famille et les plai­sirs simples de l’existence l’ont conduit à abo­lir le spec­tacle de la monar­chie, à fuir les regards, à s’enfermer dans sa villa pri­vée. Il déteste l’obligation de prendre des déci­sions poli­tiques, et délègue ce plai­sir à ses Pre­miers ministres. Bref, il est devenu invi­sible et l’est resté.

La seconde moi­tié de son règne est occu­pée par la dic­ta­ture de Mus­so­lini. Quelle est la nature de la rela­tion entre les deux hommes ?
Tout d’abord, il faut noter les dif­fé­rences qui les opposent. Un fils de for­ge­ron et le des­cen­dant de la plus ancienne dynas­tie d’Europe, un agi­ta­teur poli­tique bru­tal et le sou­ve­rain d’une monar­chie libé­rale atta­ché à la paix civile de son pays, une force de la nature aussi cha­ris­ma­tique qu’imposant et un homme rata­tiné qui déteste la foule. On n’en fini­rait pas de faire la lita­nie de tout ce qui les sépare. Pour­tant, force est de consta­ter que Victor-Emmanuel III, d’abord très méfiant à l’encontre de Mus­so­lini, a fini par éprou­ver pour l’homme et son œuvre inté­rieure, une véri­table estime, pour ne pas dire une admi­ra­tion. Quant au Duce, même s’il cares­sera jusqu’au bout le rêve de se débar­ras­ser du sou­ve­rain et de la monar­chie, il ne peut s’empêcher d’admirer l’intelligence et la culture hors du com­mun du « petit roi ».

Peut-on alors par­ler de com­pro­mis­sion de la Cou­ronne avec le fas­cisme ?
Je ne le pense pas. En tout cas, tout dépend du ter­rain sur lequel on situe l’analyse. D’un point de vue idéo­lo­gique, si le roi par­tage quelques idées avec le fas­cisme (ordre, auto­rité, dis­ci­pline, homo­gé­néité de la société), le sub­strat mus­so­li­nien est bien éloi­gné du sien. Victor-Emmanuel III est trop tra­di­tion­na­liste pour adhé­rer à un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Par contre, d’un point de vue poli­tique, il ouvre en 1922 les portes du pou­voir à Mus­so­lini autant pour évi­ter la guerre civile que le contrô­ler, le main­tient sans pou­voir sans le contes­ter ni entendre les cri­tiques anti­fas­cistes. Son sou­tien a été, c’est cer­tain, déter­mi­nant. Le roi a cou­vert les pires déci­sions du fas­cisme, comme les lois anti­sé­mites ou la décla­ra­tion de guerre de 1940. Rap­pe­lons quand même que c’est lui qui démet le dic­ta­teur de ses fonc­tions en juillet 1943 et le fait arrê­ter. Evè­ne­ment impen­sable dans l’Allemagne du IIIe Reich. La monar­chie a en fin de compte pro­tégé l’Etat. Le nazisme aurait-il pu déve­lop­per sa folie cri­mi­nelle si les Hohen­zol­lern avaient conti­nué à régner ?

Ce règne a-t-il donc été un échec ?
On serait tenté de le dire quand on en voit l’issue : la fuite hon­teuse de Rome en sep­tembre 1943, la mise sous tutelle par les Alliés qui empêchent le sou­ve­rain de ren­trer à Rome et le forcent à abdi­quer, l’exil triste en Egypte qui s’achève par sa mort en 1947. Le fait que sa dépouille repose tou­jours à Alexan­drie en dit long sur le rejet que son sou­ve­nir conti­nue de sus­ci­ter en Ita­lie. Pour­tant, son stu­pé­fiante intel­li­gence, sa culture hors du com­mun, sa connais­sance de la nature humaine et ses qua­li­tés manœu­vrières auraient pu, auraient dû en faire un grand sou­ve­rain. Mais il a choisi de ne pas les uti­li­ser dans ce sens, de res­ter invi­sible. S’il a com­mis des erreurs et des fautes, Victor-Emmanuel III mérite quand même un juge­ment impar­tial. Homme de devoir, détes­tant sa charge de roi mais l’assumant jusqu’au bout, il a constam­ment lutté pour évi­ter que les Ita­liens ne s’entretuent. Et comme il le redou­tait, la des­ti­tu­tion du Duce déclenche la guerre civile dont le risque ne ces­sait de le han­ter depuis son avè­ne­ment. Triste époque…

Pro­pos recueillis pour lelitteraire.com, avec l’aimable auto­ri­sa­tion des édi­tions Per­rin le 10 février 2015. 

 Fré­dé­ric Le Moal, Victor-Emmanuel III. Un roi face à Mus­so­lini, Per­rin, février 2015, 556 p. — 26,00 €

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