Jean-Claude Ponçon, Le dernier porteur d’eau

Un roman à la Pagnol, qui nous plonge dans le Paris du baron Haussmann

Paris, XIXe

Alphonse Mourgue, 19 ans, est un grand gaillard auver­gnat. Jusqu’à l’hiver 1853–54 sa vie s’est dérou­lée au cœur de l’Auvergne, autour de Cham­beuil, Mas­siac, Murat, ou Saint-Flour, dans la ferme paren­tale, non loin de Clermont-Ferrand. Une vie lim­pide comme l’Alagnon qui “ron­chonne en contre­bas du che­min comme un bedeau dans son église” et dévale les monts et val­lées de son Can­tal natal. De plus, il est pro­mis à Agnès.
Puis sa vie bas­cule, le dimanche juste avant Noël, la neige emplis­sait tout de ses édre­dons soyeux, quand l’oncle Ris­pal rentre de Paris. Il annonce à Alphonse son retrait d’une pro­fes­sion qui se trans­for­mera au cours de la décen­nie : por­teur d’eau. Il pro­pose à son neveu de prendre sa suite, dès le pro­chain prin­temps.
Désor­mais, le des­tin du jeune Mourgue est tracé. Le len­de­main, Teis­sèdre, col­por­teur de son état, va pas­ser le prendre pour l’emmener à Paris. Un voyage de plu­sieurs jours où le jeune pro­vin­cial aura pour com­pa­gnon de voyage un homme fermé qui ne lui adres­sera pas la parole, sauf au cours des repas — une tranche de jam­bon et de pain ras­sis, sor­tis d’une besace de cuir - ou pen­dant les nuits pas­sées sur la paille de quelque ferme. Alphonse est bien seul.
Fina­le­ment le convoi arrive à la capi­tale, chez l’oncle Ris­pal, à l’angle des rues Mar­mou­sets et des Ursins, sur l’île de la Cité.
Tout un monde va se dévoi­ler aux yeux du jeune apprenti por­teur d’eau.

La décou­verte de la vie des por­teurs d’eau qui scandent ”..à l’eau…eau !..eau !…”, leurs clans (Pié­mon­tais, Savoyards…) et leurs bagarres, les cir­cuits à tra­vers le Paris des fon­taines (Châ­te­let, Fau­bourg Saint-Honoré..) où tran­site la bonne eau issue de la mon­tagne Sainte-Geneviève.
Il appren­dra la tech­nique de rem­plis­sage de ses voies (deux bacs reliés par un mon­tant et une sangle, l’ensemble étant porté sur les épaules) afin d’éviter de perdre une goutte du pré­cieux liquide.
Il tra­ver­sera les rues du vil­lage de Mont­martre (le vrai, pas celui des peintres à tou­ristes), celle de la Truan­de­rie, ou de la Vieille Lan­terne.
Il retrou­vera le clan des Auver­gnats à l’auberge où la Jeanne les désal­tère et les nourrit.

Chaque matin, Alphonse se rend à la fon­taine Saint-Michel pour rem­plir ses voies. Il y croise les lavan­dières, les maraî­chers qui rincent leurs légumes, les femmes qui désal­tèrent leurs enfants…
Avec ses amis de cor­vée, Rigal (qui pren­dra un mau­vais coup de cou­teau dans une bagarre), Mange-tout et la Mutuelle, il entame de grandes dis­cus­sions sur l’avenir.
Puis, il ren­contre Aman­dine, demoi­selle de petite vertu qui lui apprend l’amour et avec laquelle il va vivre une grande passion.

Mais un jour une infor­ma­tion cir­cule : le nou­veau pré­fet de Paris va inter­dire aux por­teurs d’eau de se ravi­tailler dans les lieux habi­tuels. Un contrat va être mis en place avec la Société des Eaux de Paris et la Com­pa­gnie Géné­rale des Eaux. Il paraît même que désor­mais l’eau va par­ve­nir par des tuyaux dans chaque habi­ta­tion et qu’elle pourra mon­ter les étages !
Le monde des por­teurs d’eau va imploser.

Hauss­mann impose sa vision du monde urbain. Après avoir éva­cué les petites gens en ban­lieue, il étend Paris de douze à vingt arron­dis­se­ments. Les grands tra­vaux repoussent les limites de la ville. Les mai­sons sont si rap­pro­chées qu’elles n’en forment plus qu’une. Les chan­tiers déglu­tissent Paris loin du centre. La capi­tale s’étale et absorbe la cam­pagne. L’état d’esprit change chez les habi­tants.
Mourgue pressent bien qu’une époque se ter­mine et qu’une nou­velle ère est à l’œuvre. À son pre­mier grand retour en Auvergne, pour pré­sen­ter Aman­dine à sa famille, Alphonse prend le che­min de fer. Son angoisse est telle dans ce véhi­cule étrange qu’il est malade pen­dant tout le voyage.

Lorsqu’il revient à Paris, les condi­tions de vie de plus en plus pré­caires l’obligent mal­gré lui - et parce qu’il faut main­te­nant vivre à deux avec Aman­dine - à se faire enga­ger par la Com­pa­gnie Géné­rale des Eaux. Ils vivent heu­reux à Paris. Aman­dine est employée dans une bou­tique à régler les encais­se­ments des abon­nés de l’eau.
Elle est si heu­reuse de chan­ger de vie qu’elle se donne entiè­re­ment à son tra­vail et finit par ne plus être dis­po­nible pour Alphonse, qui s’égare un jour en embras­sant la nour­rice de leurs enfants. L’orage passé, Aman­dine aban­donne son métier de bura­liste pour se consa­crer à son foyer. Leur situa­tion s’améliore. Aman­dine par­vient à chan­ger de sta­tut, devient une dame de la bonne société qui s’habille en consé­quence. Alphonse devient un employé respectable…

L’auteur éta­blit une car­to­gra­phie du Paris pédestre, au XIXe siècle. Les détails his­to­riques, géo­gra­phiques, archi­tec­tu­raux nous per­mettent de pen­ser que l’ouvrage est fort docu­menté, très détaillé. Effec­ti­ve­ment, Jean-Claude Pon­çon a vécu à Paris, mais il est cepen­dant vis­cé­ra­le­ment rat­ta­ché à sa Beauce mater­nelle. Et comme son héros le “Can­ta­lou”, il a tra­vaillé à la Com­pa­gnie Géné­rale de Eaux. À Saint-Maur-sur-le-Loir où il vit aujourd’hui, il a patiem­ment remonté le cours de la dis­tri­bu­tion de l’eau en France, à tra­vers de méti­cu­leuses recherches dans les journaux.

Finale­ment, c’est à une revue minu­tieuse des pas­sages pari­siens, telle celle de W. Ben­ja­min, que Jean-Claude Pon­çon se livre. Une pers­pec­tive pari­sienne construite à hau­teur d’homme, sur le pavé. Qui touche par l’atmosphère à la fois pas­sée mais néan­moins très contem­po­raine, en ces temps de mon­dia­li­sa­tion. La France d’en bas des por­teurs d’eau se bat contre l’autorisation de l’empereur faite à la Com­pa­gnie Géné­rale des Eaux d’apporter le pré­cieux liquide à domi­cile.
Les petits ouvriers se meurent, les grands indus­triels s’épanouissent.
L’urbanité galo­pante happe la vie (et les hommes) d’antan. Le moder­nisme pointe et désor­mais le temps n’a plus le même rythme. Le défer­le­ment tour­noyant du pro­grès ne per­met pas aux petites gens de sur­vivre ni aux petits métiers de per­du­rer. Il fau­dra s’adapter ou disparaître.

Jean-Claude Pon­çon écrit magni­fi­que­ment cette fresque his­to­rique. Si Pagnol avait écrit sur l’Auvergne, il aurait fait de même.

pas­cale orellana

   
 

Jean-Claude Pon­çon, Le der­nier por­teur d’eau, édi­tions du Rouergue, octobre 2004, 320 p. — 16,00 €.

 
     
 

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