Siri Hustvedt, Tout ce que j’aimais

Ce roman de Siri Hust­vedt déroule, tout en finesse, la vie de deux couples d’artistes new-yorkais au milieu des années 70

N
os plumes aguer­ries ne se contentent pas de nous faire par­ta­ger leurs enthou­siasmes ou leurs décep­tions lit­té­raires : ils nous amènent leurs amis, aussi fon­dus de livres qu’eux — et manieurs de mots émé­rites. À peine Charles Dupire écrivait-il pour nous qu’il invi­tait Anne-Louise de Rohan à rejoindre notre équipe. Étu­diante à l’École supé­rieure de jour­na­lisme de Paris après avoir tâté des Lettres modernes — mais avant tout lec­trice avi­sée : le beau pro­fil que voilà pour contri­buer au litteraire.com…

La vie imite l’art bien plus que l’art imite la vie écrit Oscar Wilde dans La Déca­dence du men­songe ; c’est tout le para­doxe du der­nier roman de Siri Hus­tevdt. Celle-ci dépeint avec élé­gance le par­cours de deux couples d’artistes new-yorkais — Erica et Léo, Bill et Vio­let - dans le milieu des années 70. Ils sont voi­sins et par­tagent les rêves de liberté de l’époque, une ami­tié très forte et leur amour de l’art. Ensemble tou­jours, ils affrontent les aléas de la vie, par­fois durs. Telle la noyade de Matt, le fils d’Erica et Léo… Ces der­niers finissent par se sépa­rer tan­dis que Bill et Vio­let doivent affron­ter l’atroce cercle vicieux — toxi­co­ma­nie et cri­mi­na­lité — dans lequel leur fils Mark s’enfonce.

On suit les évè­ne­ments heu­reux ou mal­heu­reux à tra­vers le regard de Léo, atta­chant pro­fes­seur d’histoire de l’art dans une uni­ver­sité new-yorkaise. La vie des pro­ta­go­nistes appa­raît, tout en finesse, tel le mou­ve­ment du pin­ceau sur la toile, jamais sta­tique. Siri Hus­tevdt, qui n’est autre que la femme de l’écrivain Paul Aus­ter, mêle har­mo­nieu­se­ment la des­crip­tion natu­ra­liste, le com­men­taire et l’analyse psy­cho­lo­gique pour entraî­ner le lec­teur dans l’intimité de ses per­son­nages. On se laisse por­ter avec délec­ta­tion tout au long de cette jolie fresque huma­niste tein­tée d’espoir et de rêves.

Plus éton­nant, le livre de Siri Hus­tevdt est construit comme une pou­pée russe. Créa­tion lit­té­raire, il met en abîme d’autres créa­tions artis­tiques. Bill est peintre et son œuvre fas­cine com­plè­te­ment son entou­rage, les des­crip­tions de ses tableaux sont d’ailleurs récur­rentes dans le roman. Vio­let, modèle et seconde femme de Bill, rédige, elle, une thèse sur les femmes hys­té­riques. L’art et la créa­tion sont au centre des liens affec­tifs comme pour mieux les trans­cen­der. Dans une lettre à Bill, Vio­let écrit :
J’aurais voulu que tu te retournes, que tu me frottes la peau de la même façon que tu frot­tais ton tableau. J’aurais voulu que tu appuies fort ton pouce sur moi comme tu l’appuyais sur le tableau.

L’auteur par­vient à créer une véri­table inter­ac­tion entre les sen­ti­ments et l’art. D’ailleurs, Tout ce que j’aimais est bien un plai­doyer pour l’œuvre d’art et sa néces­sité. Elle appa­raît sous la plume de Siri Hust­vedt comme le témoin de la luci­dité dont l’homme est capable, luci­dité qui se tra­duit par le désir de réaf­fir­mer la vie par-delà l’absurdité et la dou­leur du monde. Elle est là l’illusion joyeuse qui per­met de vivre quand même. Mal­gré les tem­pêtes, les héros ne cessent jamais de la faire exis­ter car ils savent qu’ils n’existent pas sans elle. Cette étrange sym­biose fas­cine et inter­pelle, peut-être parce qu’elle est uni­ver­selle et c’est… tout ce qu’on aime.

anne-louise de rohan

   
 

Siri Hust­vedt, Tout ce que j’aimais (tra­duit par Chris­tine Le Bœuf), Actes Sud, jan­vier 2003, 457 p. — 23,00 €.

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