Bien qu’on ait quelques exemples récents sous les yeux, la question de la régression de l’Homme suite à une rupture de la civilisation est un sujet qui interpelle nombre d’auteurs. Un humaniste comme Pierre Bordage ne pouvait pas ne pas aborder ce thème d’une façon brillante.
Tia la Hurle et Vehir le Grogne ont fui leur clan respectif et sont en route pour le Grand Centre là où, selon la légende, se trouvent les dieux humains. Seuls ceux-ci pourront les aider à changer le monde, tel qu’il est devenu, et leur permettre de vivre selon leur gré. Ils voyagent sur la Dorgne, sur un radeau mené par Ronge. Tia est poursuivie par les sbires de Seur H’Will qui veut en faire sa troisième épouse, situation qu’elle refuse. Ils doivent faire face aux dénonciations, à l’incompréhension. En effet, les Hurles dévorent les Grognes. Leur association, leur union paraissent contre-nature. Pour traverser le royaume d’Ophü, ils doivent intégrer une caravane qui leur permettra de minimiser les dangers, mais ils sont trahis par Ronge. Mille périls, tant physiques que moraux, les guettent…
Ce second tome s’inscrit essentiellement comme un road-movie endiablé pour les deux héros. L’action est omniprésente et rythme les pages de l’album. Cependant, Pierre Bordage, à travers les péripéties, fait passer nombre de messages. Il exprime déjà la régression de l’Homme vers la bestialité, faisant des uns les victimes consentantes des autres avec un fond de fatalisme. C’est la proie qui ne sait que fuir face à son prédateur. Il réinstaure, pour ces restes d’homme, une loi qui veut que l’herbivore soit dévoré par le carnassier. Il réintroduit une hiérarchie basée sur la nécessité de satisfaire le besoin irrépressible de manger. En paradoxe, il montre comment la force d’habitudes imposées par la crainte peut conditionner une société. Aujourd’hui notre chaîne alimentaire est construite avec des êtres que l’on imagine dépourvus de conscience. Dans la société conçue par Pierre Bordage, la conscience est totale pour tous, mais annihilée par des usages, par la force d’usages.
L’auteur illustre, également, de différentes manières, les difficultés de vaincre les préjugés, de tenter de se rapprocher des autres.
Le dessin d’Olivier Roman est remarquable. Marier des traits humains avec ceux d’animaux représente déjà un challenge. Les animer et leur faire exprimer sentiments et émotions en est un autre. Mais le créateur ne se contente pas de réussir ce pari. Il fait évoluer sa galerie de protagonistes dans de superbes décors, utilisant toutes les possibilités de la perspective pour donner des images d’une grande beauté dans une mise en page attrayante. Tout ce travail est rehaussé de belle manière par la mise en couleurs de Stéphane Richard, aidé de Florent Daniel.
Avec Muryd, le second tome des Fables de l’Humpur, la série s’installe dans un haut niveau de qualité.
serge perraud
Pierre Bordage (scénario), Olivier Roman (dessin), Stéphane Richard et Florent Daniel (couleurs), Les Fables de l’Humpur, tome 2 : “Muryd”, Soleil, coll. “Cherche Futurs”, septembre 2014, 48 p. – 13,95 €.