Un récit où autobiographie et autofiction se confondent en une même entité… que Frédéric a déjà prestement emballée !
A la poursuite d’Eva-s’en-va
Derrière l’écran péremptoire de ce titre laconique ce sont, curieusement, d’autres années qui émergent bien plus que celle-là — mais c’est déjà comme un exorcisme réussi que cette date trou noir puisse être ainsi nommée… Si elle signa la libération de la France elle dessina aussi le comble du désarroi pour le jeune Michel alors âgé de quinze ans : sa mère fut emprisonnée pour intelligence avec l’ennemi, payant ainsi le prix d’une chaleur provisoire trouvée quelque temps dans des bras allemands. Une mère qui d’ailleurs n’est guère “maman”, plutôt “Éva” — très jeune surtout, et belle — et dont la personne tout entière est énigme aux yeux de son fils. Un fils au père fuyant qui ne sait pas être père et qui indiffère à son beau-père, un fils dont seuls les grands-parents paternels semblent se tenir bien debout dans leur rôle d’aïeux. Comment retrouver quelque solidité dans tout cela ? Comment affronter, ainsi flottant, les bourrasques de l’histoire ? A coups de livres, de rêverie, et d’alter ego inventés…
Ce récit s’annonce d’abord comme une tentative de percer le mystère maternel. Puis au gré des évocations c’est une interrogation poignante sur les fondements de son être qui émerge sous la plume de Michel Chaillou… Le problème avec ma mémoire c’est que j’y déambule souvent à l’aveugle, écrit-il. Et son récit est à l’avenant : il suit un rythme étrange de temps mêlés — passé, présent, futurs simple et antérieur — qui répond à ce flou ; surviennent aussi à répétition anticipations prématurées retenues sitôt lancées, retours plus loin en arrière encore que cette adolescence narrée… mais en termes de temps grammaticaux, c’est le présent souvent qui prévaut, jetant ainsi l’immédiateté d’une résurgence entre éternité et fugacité.
L’auteur se souvient par morceaux, et encore par morceaux incertains, liés par des peut-être, des je crois ou autres “il me semble”, et foultitude de points d’interrogations. Étrange chasse aux souvenirs en vérité, menée comme au jugé à travers des brumes déformantes, d’où surgissent des images qui ne se peuvent appréhender que par la grâce d’une métaphorisation quasi constante : des chaises à bouche ouverte, un après-midi qui s’assoit à la table du narrateur — un monde aussi où heures et phrases ont des couleurs, les discours des mains douces, où les mots peuvent être d’acier ou, pleins de douceurs, de mie !… Une écriture sans cesse métaphorique donc, comme si se saisir a posteriori d’un sentiment, d’une sensation, restait une entreprise de haute voltige réalisable à la seule condition de nouer les mots au réel par des nœuds jamais — ou si peu souvent — serrés encore. L’auteur d’ailleurs doute lui-même de cet idiolecte qu’il développe au fil des pages : il se reprend, intercale çà et là des je veux dire comme pour rattraper au vol telle expression, telle image qu’il jugerait trop personnelle pour être comprise hors de son propre entendement. Et l’on en vient à se demander si ce texte est encore un récit, qui semble se chercher bras tendus devant, tâtonnant…
Parfois les mots semblent avoir glissé hors des phrases, les laissant, elliptiques, avancer à vue. Puis des juxtapositions s’emballent. Et les questions fleurissent, isolées ou en vastes processions. Un texte à la trame accidentée, image de cette chronologie trouée enfantée par une mémoire flouée : c’est un tissu transparent à pliures, à déchirures intermittentes, reconstitué avec ses blessures. Mais est-ce le réel qui se fait la malle chassé par une mémoire oublieuse, ou bien plutôt un indicible refoulé toujours là qui ne se peut circonvenir que par approches masquées — à pas de loup derrière les métaphores et les bouleversements syntaxiques qui mettent à distance respectable les pronoms relatifs et leurs antécédents ? Ainsi, maintes fois dites comme en rond, l’énigme d’Eva pendant l’Occupation, les bribes de généalogie, les oublis de dates et de lieux, le père fuyant et l’aïeule avinée… ne semblent pourtant pas acquérir davantage de consistance au fil du texte. Mais ne s’entendent pas non plus comme des redites — l’écriture est telle que ce sont à chaque fois de nouveaux poèmes. Et si ce grand-père gitan qui en était justement un [poème] écrit par la poudre des chemins… les poèmes qui peuplent 1945 sont tracés par des évanescences croisées d’une langue choyée.
Michel Chaillou nous offre un récit qui, à l’instar de quelques-uns de ses proches a chaussé des semelles de vent, s’échappant sans cesse — un récit qui par une question, comme sur la pointe des pieds, se tait sans s’achever. On jetterait vite l’éponge à suivre à la trace partie ces souvenirs qui se dérobent s’il n’y avait cette fête des mots détournés de leur usage courant, repris, un peu gauchis, dans des phrases auxquelles ils donnent une texture à la poésie singulière et qui fait aux yeux des lecteurs un plaisir inédit.
isabelle roche
Michel Chaillou, 1945, Seuil “fiction & Cie”, 2004, 272 p. — 19,50 €. |