Eugène Nicole, L’œuvre des mers

Grâce à Eugène Nicole, l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon fait son entrée dans le pan­théon des lettres…

Du fraî­chin, du pou­drin et du salin : la vrai vie, quoi !

La mode est aux courts livres ? La ten­dance lit­té­raire du vite-lu-pas-cher est au for­mat de 140 pages à 12,00 €, et vous vous deman­dez, à vous en mordre les doigts et tour­ner les sangs, com­ment vous allez pou­voir vous dis­tin­guer de ce confor­misme sans sel ? Don’t worry, San Fredo est là et dis­pose dans son cabas en peau de sar­dine véri­table d’un bon gros pavé. Avec celui-ci sous le coude, pro­mis, vous ne pas­se­rez pas inaperçu ; impos­sible de l’oublier sur une ban­quette du métro ou dans la salle d’attente du den­tiste (pour les puristes à qui répugne la consul­ta­tion des maga­zines cras­seux pro­po­sés sur place). L’œuvre des mers, c’est du mas­sif, tout frais débar­qué du port et prêt à être dégusté illico dans votre cui­sine, avec un ch’ti Cha­blis à por­tée de pogne. Allez, viendez !

De Saint-Pierre et Mique­lon, îlots ren­dus à la France par l’Angleterre grâce à un traité défi­ni­tif de 1814, l’on sait peu de choses. C’est à Eugène Nicole, natif de l’Archipel où séjour­nèrent Cha­teau­briand, Céline et Gobi­neau, qu’on doit à ce “caillou” de deux cent quarante-deux kilo­mètres car­rés d’être entré dans le pan­théon des lettres en 1988 avec la paru­tion de L’œuvre des mers puis Les larmes de pierre (1991) et Le caillou de l’Enfant-Perdu (1996). Repris et res­sai­sis ici par l’auteur sous l’angle d’une unité nou­velle, presque d’une sys­té­ma­tique de l’insularité si l’on ose dire, ces trois volumes sont deve­nus les trois pre­miers tomes de cette incroyable fresque de 800 pages qu’est L’œuvre des mers, ici ache­vée avec un der­nier tome inédit : “La Ville sous son jour clair”.

On aurait tort cepen­dant de n’éclairer ce grand-œuvre, illu­miné par le phare de Galan­try, que du pro­jec­teur de l’exotisme mari­time. Le récit de Nicole abonde certes en longues des­crip­tions de Saint-Pierre, mais aussi de bateaux et d’avions en tous genres, car c’est un voya­geur qui se raconte. Et qui nous parle. Un voya­geur qui, éloi­gné par force de l’archipel, a reçu de plein fouet lors de chaque retour les évo­lu­tions et dévo­lu­tions ayant eu lieu en son absence : moins de marins-pêcheurs en 1959 équi­vaut de fait à plus de voi­tures, la réha­bi­li­ta­tion des graves à morues en aéro­drome entraîne l’apparition des pre­miers tou­ristes… Mais der­rière la curio­sité légi­time du métro­po­li­tain quant à ces îles loin­taines, sises entre Paris et New York et situées juste sous Terre-Neuve, se cache bien­tôt un inté­rêt d’un autre ordre : celui qu’on accorde sans hési­ter à un roman pica­resque qui est aussi une odys­sée de la for­ma­tion de soi au tra­vers de l’exil.

Parti en effet en 1956 de son “caillou” où il n’y a pas de lycée, Eugène Nicole doit aller pas­ser son bac­ca­lau­réat en France, et connaît près de Cho­let l’éternité des froides nuits d’internat, cet “enfer dan­tesque”, en pays des ventres à choux. De la Ven­dée à Paris, où il étu­die ensuite les belles lettres et les sciences poli­tiques, le nar­ra­teur entre­tient sans cesse la flamme du sou­ve­nir afin de ne pas oublier le sol dont il est issu. Quoi d’étonnant dès lors à ce que ses made­leines à lui, émi­nent spé­cia­liste de Proust qui enseigne aujourd’hui la lit­té­ra­ture fran­çaise à l’université de New York, portent pour nom : Phos­pha­tine Falières, graves à morues, doris, môles, Lan­glade, brouillard, brume et sel ? Cou­ché dans le dor­toir du pen­sion­nat de France, j’appris plus tard que, en exil, c’est l’espace qui devient tra­gique — et la mémoire y est plus affaire de lieux que de temps. 

Avant que d’être un témoin, Nicole — qui porte les nom et pré­nom d’un oncle, mort enfant de la diph­té­rie — se veut spec­ta­teur. Et son spec­tacle à lui, l’histoire de Saint-Pierre et Mique­lon des années 50 à nos jours, c’est sur la scène d’un théâtre dédou­blé qu’il le pro­jette constam­ment : d’une part le théâtre “offi­ciel” de Saint-Pierre, L’œuvre des mers don­nant sa déno­mi­na­tion à la saga de l’auteur, qui sert aussi de cinéma aux habi­tants ; d’autre part le théâtre tout à la fois ima­giné, fan­tasmé et construit à par­tir d’éléments réels dans la mai­son fami­liale, déser­tée suite au décès de sa mère lorsqu’il a cinq ans. Deux théâtres, deux per­cep­tions et repré­sen­ta­tions du monde qui dif­fèrent, donc. Deux époques qui ne coïn­cident plus exac­te­ment. Sans doute deux Eugène Nicole, l’enfant de l’île et l’adolescent en exil (peut-on être sérieux quand on a 14 ans, là est la question).

A la conver­gence de ces plaques mnémo-tectoniques, qui ne se che­vauchent plus désor­mais que dans l’écriture et dans la visi­ta­tion épique et bur­lesque, tou­jours recom­men­cée du passé, des figures haut en cou­leurs : le cha­risme de l’instituteur, “Mon­sieur”, qui se prend, à en deve­nir fou (il finira à l’asile d’Auteuil), pour le décou­vreur des îles en 1535, Jacques Car­tier ; le mythique et nomade Café du Nord, deux grands-mères dont les récits enchâs­sés aux chro­niques tout en éphé­mé­rides sub­jec­tives de Saint-Pierre ali­mentent l’état des lieux du nar­ra­teur ; la démente Gabie en quête de son enfant dis­paru, une sombre his­toire de tra­fic phi­la­té­lique, moult nau­frages, l’électricité ponc­tuelle de mon­sieur Télo, le bon­heur men­suel des Tin­tin, l’exécution à la guillo­tine de Joseph Néel et le refuge esti­val dans la mai­son de Lan­glade. Autant de fils rouges à l’aide des­quels Nicole tisse et retisse sa toile lit­té­raire ten­due entre l’île, le Vieux Monde et la Métro­pole. Entre passé et pré­sent, ima­gi­naire col­lec­tif et ima­gi­na­tion individuelle.

Cela fait beau­coup, par­fois trop, pour un seul livre, et le lec­teur ne prend la pleine mesure de cette somme qu’une fois les deux pre­mières par­ties absor­bées, et tel ou tel par­ti­cu­la­risme anec­do­tique laissé de côté. Émerge alors du brouillard des mots une manière de géo­gra­phie sen­ti­men­tale, enfin déli­vrée des usuelles pla­ti­tudes de l’espace et offerte dans l’écrin des pages à tous ceux que fas­cine l’achronique air du large souf­flant sur “les petits faits vrais” du quo­ti­dien saint-pierrais. Libre à cha­cun de com­prendre, ainsi informé, à quel point ce sont les enfants qui changent les îles et le degré d’inventivité, d’adresse et d’humilité mêlées dont doit faire montre le roman­cier ou le réci­tant adulte pour retrou­ver, enfuie comme enfouie, l’écriture en “cor­res­pon­dance” avec un tel pro­jet : par­ve­nir, par-delà les flots écu­meux et ver­beux à faire par­ler l’ex-il, l’enfant des lointains.

fre­de­ric grolleau

   
 

Eugène Nicole, L’œuvre des mers, L’Olivier, 2004, 789 p. — 24,50 €

 
     
 

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