Comment s’étonner des victoires de Donald Trump ?
Peter Turchin, universitaire russo-américain né en Russie en 1957, exerce à l’Université du Connecticut. Son travail se situe au croisement de l’histoire, de la biologie et des mathématiques ; il est à l’origine d’une théorie historique originale qu’il nomme la cliodynamie, l’étude de l’évolution puis de la disparition des sociétés dans le temps long, en particulier à l’aide de l’outil statistique et mathématique. Pour lui, la question n’est pas « de savoir pourquoi telle société en particulier s’est effondrée, mais pourquoi tous les modèles sociaux finissent par chuter en général ».
Il s’agit ici de son premier ouvrage traduit en français (par Peggy Sastre). Il y étudie l’évolution de sept-cent sociétés, de l’Egypte ancienne aux Etats-Unis d’aujourd’hui, sur dix-mille ans d’histoire, et en retire quatre critères majeurs qui expliquent toutes les crises, selon un schéma récurrent : l’appauvrissement des classes populaires, la surproduction d’élites, une baisse de la confiance dans l’Etat, et une explosion de la dette. Ces facteurs sont à l’origine de tous les bouleversements sociaux, aussi bien dans l’Amérique du XIXe siècle que dans la Chine du XVIIIe siècle ou dans la révolution bolchevique.
Pour P. Turchin, c’est la surproduction des élites qui cause la chute des régimes : il y a dans tout régime une aspiration plus forte à faire partie de l’élite que de nombre de places disponibles. Lorsque les proportions deviennent insoutenables, il y a révolution, chute, disparition… Par exemple, aux Etats-Unis, le nombre de super-riches a explosé : de 66.000 en 1983 à plus de 700.000 aujourd’hui. Cette surproduction est en corrélation avec un appauvrissement des classes moyennes et populaires, dont le bien-être moyen se dégrade peu à peu (ou rapidement). Les moins diplômés voient leurs salaires régresser, et leurs possibilités d’évoluer se réduire. D’où une course aux diplômes : chacun essaie d’échapper à sa classe, ce qui entraîne une aggravation de la production d’élites : presque les deux tiers de la population accèdent désormais à des études universitaires, ce qui crée un déséquilibre entre le nombre de diplômés et le nombre d’emplois requérant ces diplômes (en particulier dans le domaine des sciences humaines). Peu à peu, cette population précarisée se met à rêver d’une « politique du paradis ».
Il analyse notamment le mouvement du wokisme comme émanation de ce principe : une population se radicalise au fur et à mesure de son ressentiment à l’égard d’une société qui ne lui donne pas, ou plus, les mêmes chances d’évolution. De la même manière, il considère Trump comme un aspirant (frustré) à l’élite new-yorkaise, de l’autre côté de l’échiquier : lui aussi veut faire du passé tabula rasa.
Du point de vue de la concurrence entre groupes démographiques, il considère que l’immigration massive désavantage les travailleurs, en contribuant au déclin des salaires, pour servir une élite urbaine qui vit dans les grandes villes grâce à une main-d’œuvre à bon marché : la mise en concurrence des groupes entre eux aboutit à amoindrir puis à faire disparaître leur poids dans les négociations, et donc à la baisse des salaires. Il montre comment les lois qui ont restreint l’immigration aux Etats-Unis ont abouti à une offre de main-d’œuvre resserrée et à une augmentation des salaires.
Sa théorie trouve de nombreux échos dans notre France actuelle : faut-il donc s’attendre à l’émergence d’un Trump à la française ? La concentration de richesses n’est pas la même qu’aux Etats-Unis, et notre système social, qui coûte « un pognon de dingue », ralentit l’émergence du processus ; mais ses généreux financeurs sont eux-mêmes de moins en moins bien servis …
yann-loïc andré
Peter Turchin, Le Chaos qui vient : élites, contre-élites, et la voie de la désintégration politique, Paris, Le Cherche-Midi, 2024, 448 p.- 23,00 €.