Nino Haratischwili, La Huitième vie (pour Brilka)

« Un monde brisé et beau »

C’est d’abord ce livre-là, énorme, posé sur une table, ce que nous nom­mons un pavé, comme si autant de pages nous pesait, nous mena­çait presque. Il fau­drait avoir l’énergie de sai­sir entre nos mains presque mille pages de l’édition tra­duite ori­gi­nale et les 1200 pages de l’édition folio de poche. Il fau­drait pen­dant de longues heures, de nom­breux jours y reve­nir, s’y plon­ger, écou­ter avec la nar­ra­trice, l’histoire d’une famille géor­gienne depuis la fin de l’empire tsa­riste jusqu’en 2007 et l’Histoire mou­ve­men­tée et dou­lou­reuse de ce petit pays cau­ca­sien, patrie de l’auteure, Nino Hara­ti­sch­vili. Il fau­drait admi­rer le tra­vail des deux tra­duc­trices de l’allemand, Bar­bara Fon­taine et Monique Rival. Et peut-être ne pas par­ve­nir tout à fait à s’éloigner de tous ces per­son­nages, au bout de la lec­ture. Ils sont avec nous, en nous, sculp­tés dans le roma­nesque du récit et de leurs paroles.

Une saga, une suite de tra­gé­dies intimes et de guerres civiles et mon­diales, de dic­ta­tures où deux per­son­nages géor­giens occupent le devant de la scène : le Géné­ra­lis­sime (Sta­line) et le Petit Grand Homme (Béria). La Hui­tième vie (pour Brilka) est tout cela, une somme de vies vécues à Tbi­lissi mais aussi à Mos­cou, à Saint– Péters­bourg, en Abka­sie, en Europe occi­den­tale et orien­tale. Cette ambi­tion lit­té­raire et humaine ne prend tout son sens qu’en deve­nant un édi­fice, une archi­tec­ture solide autour de huit par­ties défi­nies par le pré­nom de per­son­nages cen­traux, chro­no­lo­giques et géné­ra­tion­nels : Sta­sia, Chris­tine, Kos­tia (le seul homme), Kitty, Elene, Daria, Niza (la nar­ra­trice) et Brilka enfin, l’adolescente dont la der­nière par­tie reste vide, à écrire. Le livre est un cycle s’ouvrant en 2006, reve­nant vers la fin à cette année-là pour se ter­mi­ner en 2007.

Niza écrit à Brilka et au fil de son texte s’adresse à elle, la prend sou­vent à témoin avant qu’elle n’en fasse, dans la sep­tième par­tie, un per­son­nage à la troi­sième per­sonne. La hui­tième vie est celle de l’infini, « le fleuve de l’éternel retour ».
Les amples récits s’entrelacent, reviennent sur eux-mêmes, se confrontent à un autre regard. Le rebat de la jaquette de l’édition Pirahna pro­pose un arbre généa­lo­gique dont la base est le per­son­nage de l’ancêtre, fabri­cant de cho­co­lat ayant réussi avant la révo­lu­tion bol­che­vique jusqu’à Brilka, nièce de Niza. La Géor­gie, rêve de Col­chide a tra­versé tant de choses depuis sa mise sous tutelle de la Rus­sie qui sont autant de cata­clysmes humains : dépor­ta­tions au gou­lag, exé­cu­tions som­maires, grande guerre patrio­tique, exils, pénu­ries diverses, tra­hi­sons. Pour­tant demeurent la beauté des mon­tagnes, celle de la Mer Noire, des quar­tiers de la capi­tale, celle aussi des chants, de la danse et de l’ivresse.

Niza doit faire un choix, déci­der de ce qu’il est impor­tant de racon­ter et de ce qui ne l’est pas, mis­sion par­fois impos­sible. Elle convoque tous les fan­tômes du passé et dieu sait, com­bien ils sont nom­breux. Son entre­prise gigan­tesque lui prend un an après des recherches his­to­riques, après avoir recueilli des témoi­gnages des plus âgés, de ceux qui sont encore en vie. L’exilée à Ber­lin qu’elle est deve­nue a sans nul doute quelque chose à par­ta­ger avec Nino Hara­ti­sch­wili en per­sonne, qui écrit son roman en alle­mand et vit à Ham­burg. Niza d’ailleurs avoue sa voca­tion d’écrivaine. Elle étu­die l’Histoire et est une grande lec­trice de romans.

L’écri­ture sature l’espace immense du texte. Les tran­si­tions vers d’autres épi­sodes s’ouvrent tou­jours sur une cita­tion (les grands Russes, les auteurs géor­giens mais aussi les auteurs de chan­sons russes ou anglo-saxonnes, des pro­pos de pro­pa­gande sovié­tique…) Plu­sieurs per­son­nages s’adonnent aussi à la rédac­tion de jour­naux intimes comme Ida Lie­blig, amante juive de Kitty ou la jeune Brilka.
Ainsi est-il qua­si­ment impos­sible de résu­mer, sans tra­hir, le roman, les par­cours tour­men­tés de toute cette huma­nité. Passé de l’URSS et de la petite répu­blique — vil­lé­gia­ture, au bord de la Mer Noire. Espoirs et déses­poirs de ces hommes et de ces femmes, de ces enfants.

Nino Haras­sch­wili vient de publier chez Gal­li­mard La lumière vacillante comme s’il lui était vital, néces­saire, d’écrire encore sur son pays natal au moment de la chute de l’URSS et des années qui suivent pour peut-être don­ner suite à La Hui­tième vie et redon­ner à quatre nou­veaux per­son­nages fémi­nins la force de vivre l’Histoire.
Pour­suivre et recom­men­cer en somme.

marie du crest

Nino Hara­ti­sch­wili, La Hui­tième vie ( pour Brilka), 2017, tra­duit de l’allemand par Bar­bara Fon­taine et Monique Rival, édi­tions Piranha, Har­mo­nia mundi livre, 960 p. — 26, 50 €.

Existe en édi­tion de poche Folio Gallimard.

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