Yasmina Mahdi, Sans titre (série Père-Algérie), 70 x 51 cm — pastel gras
Comment en venir à l’Algérie en étant juste pris par des liens symboliques avec le pays ou le bled d’origine ? Quelle somme d’être est-elle nécessaire pour vivre l’Algérie sans le corps vrai de l’Algérie ? Comment aborder le passé colonial et ses traces vivantes, tragiques, sans s’investir dans un débat moral, lequel est pensé ici en français ?
Peut-être le masque de Mickey de l’homme armé, à droite de l’image, permet-il de rentrer dans le tableau, donc avec un outil de carnaval, une entrée marquée par le lien sans relation avec un pays arabe, par le biais altéré d’un signe occidental — Mickey l’Américain. N’est-ce-pas quelque part un voyage psychopompe, voyage vers des cimetières, le frère mort, le père disparu, la guerre de libération et les années de plomb de l’Algérie des années 90 ? Sommes-nous devant un terroriste contemporain, celui si bien dessiné par Fassbinder ?
Ce qui importe, c’est que l’on se trouve devant un acteur bizarre sorti d’un noir carnaval, lequel a mission de conduire vers le cœur du tableau : ce groupe de sept hommes cravatés de vert, costumés de gris sur chemises blanches, acte de naissance des accords d’Évian, réunion des anciens dans un village algérien (?). Ce drôle de comédien de ce drôle de théâtre maghrébin, est aussi venu des années 80, donc au sein d’une époque de grande brutalité (tout autant pour les Français de souche que pour les enfants pauvres issus de l’immigration : chômage, drogue, vies sans repères, idéologie punk…), masqué mais habillé avec soin, un soin légèrement orienté vers le glamour de Brian Ferry.
Oui, dans un sens, il y a dépolitisation, laquelle cède devant le problème esthétique : comment déréaliser le père et ses réunions avec d’autres membres du FNL, alors que la peintre est nourrisson et qui, cherchant à s’approprier sa personne intime, doit immanquablement parler d’elle et suggérer la lutte idéologique qui fut celle de son géniteur.
Les sept hommes posent pour une photographie, et c’est cette photographie qui fait lien, accroche la plasticienne, lui donne accès, une entrée presque fulgurante dans la journée du 19 mars 1962. Mais, en vérité, ce n’est pas la description des accords, dans leur langue du droit, qui immobilise le geste plastique : mais la Guerre d’Algérie vivante, trace sanglante, abcès communiqué par le père et blessure irréparable. Car de ce groupe filmé, les personnages restent un peu désagrégés (peut-être l’effet du temps sur la photographie, sur le modèle qu’a suivi Yasmina Mahdi pour construire son tableau) ; car ces hommes restent fixes derrière une espèce de monticule, un petit mur écroulé, ou derrière le scratch du cliché. Ils sont donc altérés — altération du temps ? du souvenir ? de la jeunesse oubliée ou tue du père ? Toujours est-il que l’image est incomplète, fixant des êtres réels et historiques mais dont les visages sont juste esquissés. Il manque quelque chose pour prouver l’existence de cette réunion, peut-être une réunion politique ou celle d’amis immigrés en France.
Revenons un instant au terroriste pour reprendre le flux du récit de ce pastel. Ce déhanchement érotique, on le connaît des poses de Roxy Music, plus proche des préoccupations des Beurs, de ceux venant des années 80 attirés par l’image marginale d’adolescents no future. Cet état sociologique décrit une forme de coupure d’avec les signataires, des pères ayant signé les Accords d’Évian. La génération est divisée, en pleine schize. Le « Mickey Américain » est bel est bien l’acteur désabusé et en décalage dans l’image. D’ailleurs son révolver crache du sang depuis la main armée d’un gant de dessin animé. Il est l’alter ego des révolutionnaires du FNL. Eux aussi voient rouge. Et puis, disons-le, ce sont des patriarches ; leur Algérie est tout aussi mythique pour eux que pour les enfants des deuxième et troisième générations d’immigrés installés en France.
Et cette déchirure, ce mur de pierres sèches vertes, est la métaphore de ce qui éloigne ou de ce qui rapproche du Pays et de sa mythologie ; le scratch est le témoignage de quelque chose de rompu sociologiquement, politiquement, sexuellement, entre la génération du père et celui qui en est le fils, ou, ici, la fille, celle des libérateurs et de leurs enfants. Le « Mickey Américain » au masque bleuâtre nous ouvre à des univers de cinéma : Lynch et ses rapprochements étranges faisant évoluer son récit, Reservoir Dogs et sa violence bizarre, peut-être davantage que les Chroniques des années de braise.
Peut-être l’œil du peintre est-il essentiellement voué au travail de scalpel, et Mickey, Brian Ferry, les signataires des Accords d’Évian, sont-ils toujours auscultés comme en chambre de chirurgie, sur une table d’opération (où l’on peut retrouver des fusils et des ombrelles). On pourrait dès lors, se laisser guider par Valérie Favre, moins dans la manière de peindre de Yasmina Mahdi, que dans cette tâche de voir, d’arracher la présence réelle et lui donner assez de souffle pour que des idées, DES idées traversent le liseur du tableau. Disséquer l’expérience de voir, c’est comme si voir était une suite de voiles jetés sur les images puis appropriés par l’œil du peintre.
En tout cas, il y a de la violence ici (je reviendrai à ce sujet dans le troisième texte dédié à une des trois images de Mahdi que j’ai choisies pour répondre à la demande du Pavillon turquoise…)
Yasmina Mahdi & Didier Ayres