Celui qui est debout avant de se lever : portrait d’un « anécrivain », entretien avec Alain Santecreu (Le roman retrouvé)

Cest pour deve­nir un sage qu’Alain San­te­creu a renoncé à la folie. Et se glis­ser en écri­vain ambi­tieux avec talent (de nais­sance). Lec­teur de « Miroir Sprint » il reste un échappé que le pelo­ton ignore. Mais celui qui ne sait pas lire, écrit mieux que rien. Sous le prin­cipe (dis­cu­table) de cer­ti­tude cher à George Orwell, dans son Roman retrouvé l’Histoire s’arrêta en 1936 au début de la Guerre civile d’Espagne.
Dès lors, elle devient le début du roman de la fin :  la police la fait.  Se com­prend l’ambition d’une telle fic­tion puisqu’elle reforge l’histoire du dévoi­le­ment de l’idéal éman­ci­pa­teur dans une moder­nité où s’achèvent de super­fé­ta­toires des­crip­tions. Une par­tie d’échecs accorde une accré­di­ta­tion à une telle fic­tion qui, après tout, ne man­gera plus de pain mais tout est bon  par l’imagination.

C’est là le carac­tère pro­fon­dé­ment démons­tra­tif et par­ti­cu­lier de l’auteur. A sa manière post-spinoziste facé­tieux mais sérieux, il crée des fon­de­ments sin­gu­liers d’une éthique poli­tique qui pousse « L’Ethique » vers des limbes.

A lire : Le roman retrouvé, Edi­tions Tin­bad, Paris, avril 2024.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Hélas, étant insom­niaque, je suis sou­vent déjà debout avant de me lever.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
L’enfant ne rêve pas, il est dans le réel, ce sont les poètes qui rêvent de l’enfance et l’imaginent. Le réel de l’enfant est magique, il trans­cende le lan­gage qui ne pourra jamais le repro­duire mais les poètes demeurent dans ce désir.

A quoi avez-vous renoncé ?
À la folie.

D’où venez-vous ?
Je l’ignore encore mais je le sau­rai bien vite car j’y retourne fissa.

Qu’avez-vous reçu en “héri­tage” ?
Une langue déra­ci­née (Mes parents par­laient en cata­lan mais ils me for­çaient à leur répondre en fran­çais. L’assimilation est une castration.)

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Un verre de Banyuls avec un rayon de soleil et la pré­sence d’un chat roux qui se dore la pilule.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des roman­ciers ?
Je me défi­ni­rai comme un « ané­cri­vain », comme Duchamp se disait » anar­tiste ». La luci­dité iro­nique de Duchamp me fait pen­ser à la sagesse de l’Ecclésiaste : Je vois, moi, que tout le tra­vail, tout le suc­cès d’une œuvre, c’est jalou­sie des uns envers les autres : cela aussi est vanité et pour­suite de vent. J’aimerais ne pas don­ner prise à cette hyper­tro­phie de l’ego, à cette pos­ture des gens de lettres : la vanité, l’amour infan­tile de soi-même, l’inépuisable pas­sion d’être son propre sujet auto­bio­gra­phique, de se racon­ter, de se don­ner l’illusion de son impor­tance. La mys­tique est le refoulé de la lit­té­ra­ture parce qu’elle ins­taure une logique anta­go­niste du moi : la désap­pro­pria­tion, la mort à soi-même, ce que Paul de Tarse a nommé « kénose » et qui est le tra­vail sur soi qu’engendre l’écriture. C’est pour­quoi la mys­tique est pré­sente dans mon tra­vail : j’écris avec mon ange, comme aurait pu dire Henry Corbin.

Com­ment défi­ni­riez votre pré­cé­dent ouvrage ?
Je l’ai défini dans l’ouvrage même comme « le roman de la fin ». L’histoire a été éclip­sée, enfouie sous la trame du « sto­ry­tel­ling » média­tique mais elle per­dure sou­ter­rai­ne­ment et la fina­lité ultime de l’écriture roma­nesque est de la réac­ti­ver. C’est ainsi que doit s’entendre l’expression « roman de la fin » : il s’agit de prendre à rebrousse-poil le fic­tion­nel pour faire émer­ger la part occul­tée du factuel.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Ma mère évi­dem­ment. La pre­mière image est notre trau­ma­tisme fon­da­teur : com­ment celle qui était mon corps se retrouve-t-elle devant moi, pour­quoi suis-je sou­dain coupé d’elle ?

Et votre pre­mière lec­ture ?
J’ai appris à lire dans « Miroir Sprint ». C’était un maga­zine spor­tif heb­do­ma­daire des années 1960 que le fac­teur nous appor­tait tous les mardi et ven­dredi. Je me sou­viens de ses cou­leurs : le mardi sépia et le ven­dredi verte. J’y ai lu les plus belles tra­gé­dies de ma jeu­nesse, celles des cyclistes Luis Ocaña dans le col de Mendé ou encore la mort de Tom Simp­son en haut du Mont Ventoux.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Je n’ai jamais vrai­ment « écouté » qu’un seul mor­ceau de musique, les lec­teurs du Roman retrouvé com­pren­dront : « l’arietta », le deuxième mou­ve­ment de la sonate opus 111 de Lud­wig van Bee­tho­ven. C’est un adieu, « l’adieu à la sonate », comme l’a écrit Tho­mas Mann. Lorsque nous l’écoutons, quelque chose semble tou­cher à sa fin en nous-mêmes. Et ce qui meurt alors en nous, c’est notre ego.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Mais je ne sais pas encore lire ! Je suis comme Goethe qui disait à son ami Ecker­mann : « Les braves gens ne savent pas ce qu’il en coûte de temps et de peine pour apprendre à lire. J’ai tra­vaillé à cela quatre-vingts ans et je ne peux pas dire encore que j’y sois arrivé. »

Quel film vous fait pleu­rer ?
Tous les mélos peuvent le faire. J’ai gardé un sou­ve­nir mar­quant d’un film d’Ingmar Berg­man : “Les Fraises sau­vages”. C’est une énigme qui m’a fait revoir le film de nom­breuses fois tout au long de ma vie. Je devais avoir 9 ans, puisque la ver­sion fran­çaise est sor­tie en 1959. Tous les dimanches ma mère nous ame­nait au cinéma ma sœur et moi. C’était un rituel. Ce dimanche-là, j’ai été pris d’une envie de vomir en voyant ce film. Je me sou­viens que ma mère était venue avec moi pour me faire dégo­biller dans le lavabo des toi­lettes. Pour­quoi ce film a-t-il pro­vo­qué cette angoisse en moi ? Voilà, c’est un film qui m’a fait vomir mais d’un vomis­se­ment qui était pour le corps une autre façon de pleurer.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
J’essaie de ne pas m’identifier au reflet de cette image : elle ne me regarde pas.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je n’oserai jamais écrire à quelqu’un qui sau­rait lire.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Ce fut long­temps Tou­louse. Les allées de Brienne et de Bar­ce­lone qui longent le canal du Midi. L’odeur de vase des bords de la Garonne. Ray­mond Abel­lio, un autre tou­lou­sain, com­pa­rait cer­taines villes aux femmes de sa vie. Dans ce cas je n’ai aimé qu’une seule ville et qu’une seule femme.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Tous les « anar­tistes » et les « ané­cri­vains ». Vous en connais­sez beaucoup ?

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
La grâce.

Que défendez-vous ?
La vérité, même si elle est incons­ciente ou, plu­tôt, parce qu’elle est impensable.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je pense à cette autre for­mule célèbre de Lacan : « Il n’y a pas de rap­port sexuel ». Dans Le roman retrouvé je mets en ten­sion anta­go­niste éros et agapè. Dans la phrase de Lacan que vous citez, j’entends qu’il parle de l’agapè et non pas de l’éros. L’Agapè est donné par la grâce. Les hommes n’ont pas voulu de cet Amour-là car il signi­fie la néga­tion de tout rap­port social basé sur la domi­na­tion spectaculaire.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Il faut com­prendre que la réponse pré­cède tou­jours la ques­tion. La réponse est don­née : c’est la vie et il nous faut dire oui à la vie, c’est tout un art.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Celle com­prise dans mes réponses et je vous en remercie.

Entre­tien et pré­sen­ta­tion par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, le 8 mai 2024.

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