Jaume Plensa & Jean Frémon, Lilliput

Lettres mortes de Jaume Plensa

Jean Fré­mon, fidèle à son acuité cri­tique, donne aux sculp­tures nou­velles de Jaume Plensa leur juste impor­tance. Né en 1955 à Bar­ce­lone, Plensa y vit et tra­vaille après de longs séjours dans divers lieux euro­péens. Il s’est rendu célèbre dès le début des années 1980 par de grandes formes simples en fonte ainsi que d’immenses tableaux conçus par une hybri­da­tion de matières. Son œuvre a suivi plu­sieurs étapes. Il a uti­lisé le fer forgé auquel il incor­po­rait des maté­riaux de récu­pé­ra­tion. Puis il aban­donne un temps la figu­ra­tion, à laquelle il revient et dans laquelle il incor­pore des textes, des poé­sies ou des phrases. Avec Lil­li­put,  il pousse cette approche plus loin. L’artiste pend aux yeux, nez, oreilles, etc. de ses per­son­nages des lettres de bien des alpha­bets du monde dans son souci de plu­ra­lité des cultures mais aussi de la créa­tion d’un gali­ma­tias impos­sible à décrypter.

Comme Rabe­lais, l’artiste offre ses propres « paroles gelées ». Les sculp­tures jouent à la fois sur la fer­me­ture d’un champ lexi­cal devenu fou et sur l’ouverture d’un para­digme scé­nique que l’artiste déve­loppe selon un mythe par­ti­cu­lier et ano­nyme. Se fomente un théâtre qui porte au paroxysme l’existence et l’attente en une figu­ra­tion qui rap­pelle par cer­tains aspects la sta­tuaire chi­noise où les êtres sont pri­vés d’intériorité phy­sique. De l’être, ne sub­siste qu’un ersatz troué, défait, vide d’une par­tie de son corps dont la tête porte sous son casque la mort à tra­vers des alpha­bets neu­tra­li­sés. L’artiste sug­gère les bar­rières insur­mon­tables qu’affrontent les exis­tences en une inten­sité plas­tique insou­te­nable qui va au-delà de la dou­leur et de toute for­mu­la­tion ver­bale. Preuve comme l’écrit Plensa que “La sculp­ture ignore la fic­tion. Elle n’est pas affaire de maté­riaux, mais d’émotion. Elle n’est pas affaire de volume ou d’espace, mais de temps.”

D’où ce céré­mo­nial tem­po­rel délé­tère où le visible de l’invisible avance à tra­vers des pétales de cui­rasses au sein d’une lumière bla­farde. Fré­mon la réanime par son beau texte. Il devient la mémoire du non-dit de l’artiste. Le poète en décrypte les mots du pos­sible à tra­vers les lettres per­dues du créa­teur ibé­rique. Elles deviennent autant les ins­pi­ra­trices d’un désastre à venir que d’un nou­veau pre­mier poème. Le poète en recueille leurs mur­mures loin­tains et « illi­sibles ». Là est le tra­gique : des lettres mortes à l’être mort, il n’y a qu’un pas.

jean-paul gavard-perret

Jaume Plensa,  Lil­li­put , texte de Jean Fré­mon, Gale­rie Lelong, Paris, 2013, 56 p. — 15,00 €.

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