Donne-moi ton avatar, je te dirai qui tu hais…
Vouloir raconter par menues séquences de courriels entrecroisés le quotidien de femmes, leur ennui, leurs amours leurs emmerdes pour reprendre une certaine antienne, qui » se la racontent » est un défi de taille. Sans doute trop bercé petit par les échanges épistolaires entre la marquise de Merteuil et Valmont, j’avoue ne pas avoir été d’emblée séduit par l’idée de ces trois femmes, Sophie, Alice et Jeanne , que beaucoup de choses opposent, de créer un personnage virtuel, Eva, afin de le faire correspondre par mails interposés avec l’antiquaire Ulysse visiblement en mal de séduction sinon d’amour…
J’avais tort pour au moins deux raisons. La première c’est que le dispositif des mails qui s’enchaînent et s’entrecoupent, en dépit de toute mise en présence « réelle », permet un jeu de miroir à l’infini qui est plutôt savoureux en ce qu’il corrompt toutes les hâtives tentatives herméneutiques. Comment en effet statuer sur la vérité objective putative de telle ou telle proposition langagière puisque l’on ne sait jamais au juste qui l’a produite, depuis quel seuil et dans quelle intention ?
La deuxième, c’est que ce court roman qui entremêle portraits psychologiques intimes et critique des apparences sociétales est écrit avec beaucoup de justesse, de fond comme de forme, moult formules faisant mouche (il est si rare, même chez les dits « grands » éditeurs, de lire un texte qui ne comporte pas une seule faute !) et que son format, en hommage non déguisé au zapping de notre modernité, facilite grandement la lecture dans toutes les situations imaginables, puisque aussi bien il revendique crânement une continuité de la discontinuité.
Le propos d’Ella Balaert va alors beaucoup plus loin que le doux babil de copines cherchant un dindon de la farce littéraire puisqu’il interroge à la fois la facilité et la tentation du faux (l’occulté si l’on suit le sens grec de pseudos) à même de recouvrir l’être et de faire de chacun de nous, auteur, lecteur, éditeur, les victimes plus ou moins complaisantes d’une impermanence généralisée voulant que nous soyons tous ce que nos téléphones, nos tablettes, nos profils sur les réseaux sociaux, nos courriels, nos textos etc. font de nous – ou plutôt ce qu’ils dé-font de nous, au travers de multiples dédoublements numériques. Donne-moi ton avatar, je te dirai qui tu hais…
Il s’agit bien, sous le masque que nous portons haut les cœurs – certains hommes sont plus « pseudo » que les autres -, de poser, sans céder pour autant à un intellectualisme de mauvais aloi, face au regard cyclopéen d’autrui – car y a-t-il seulement un autre qui tienne, qui vaille ? — la fondamentale question de l’identité à soi et de la foi que nous nourrissons envers nos propres représentations. Sans coup férir, Ella Balaert passe de l’écran à l’écrit, balayant l’inquiétude de départ comme tous les canons narratifs. A moins que… l’auteure n’écrirait-elle pas , elle aussi, sous « pseudo » ?
frederic grolleau
Ella Balaert, Pseudo, Myriapode, 2012, — 216 p. 18,00 €.
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