Quand il n’était pas question de mur à la frontière mexicaine
En Arizona, la Santa Cruz Valley, qui fait partie des 76 800 kilomètres carrés achetés au Mexique, a vu déferler des colons, des prospecteurs lors de la ruée vers l’Ouest. Mais l’absence de richesses a amené un abandon de la région. C’est après le crash de 1929, sous l’impulsion d’un ancien champion de football enrichi dans le pétrole, que se construisent des ranches de luxe.
La zone devient la cour de récréation des stars hollywoodiennes, des capitaines d’industrie, des politiques, pour vivre toutes les turpitudes qu’ils veulent cacher aux yeux du monde.
C’est dans ce cadre et cette ambiance que débarque un certain Georges Simenon, venu aux États-Unis trois ans plus tôt. Si en Europe, il est un romancier reconnu, il veut conquérir l’Amérique.
Il est en quête de nouvelles sources d’inspiration.
Au Cielito Lindo, un lupanar, Kay, à la demande de François Combe, le rejoint dans une chambre. Il veut prendre des photos de Querida, une ravissante jeune fille nue. En redescendant, ils retrouvent Jed Peterson, un riche héritier fort porté sur la boisson. Ils lui présentent la jeune fille, une nouvelle prostituée. Jed monte avec elle.
Quand il s’en va, un homme s’introduit dans la chambre et poignarde sauvagement Querida. La police interroge les dernières personnes à avoir été en contact avec la jeune prostituée. Elle saisit les photos faites par François. Jed devient le principal suspect. Cette situation, ce meurtre, fait l’affaire de François, un auteur de polars. Il voit là une belle source d’inspiration.
Le samedi soir, le personnel de maison mexicain traverse la frontière, laissant les habitants de la Santa Cruz Valley se livrer à la débauche. François demande à une jeune employée d’être à l’écoute de ce qui se dit chez elle, des réactions de la population locale.
Mais, écrire sur des assassins et se lancer sur leur piste ne relève pas des mêmes compétences, ni des mêmes dangers, d’autant qu’une seconde prostituée est retrouvée, lardée de coups de couteaux…
C’est en se fondant sur cet épisode de la vie de Simenon que Jean-Luc Fromental échafaude son scénario, prenant pour personnage principal un romancier à succès qui installe épouse, maîtresse, d’abord sous le même toit, et qui aime se plonger dans des situations interlopes.
Il dresse un portrait remarquable de l’individu, l’entoure d’une galerie de personnages attrayants et plonge l’ensemble dans les méandres d’une intrigue fort bien imaginée jusqu’à une chute assez originale.
C’est aussi un nouveau projecteur braqué sur l’hypocrisie de cette société américaine, puritaine en façade, mais se livrant, à l’abri d’immenses propriétés, à toutes les turpitudes possibles. Cependant, le scénario, aussi bien ficelé soit-il, perdrait beaucoup de son attrait sans le dessin inimitable d’un Philippe Berthet en grande forme.
Sa reconstitution des décors, ses vues en gros plans des protagonistes, son art de leur faire exprimer des émotions, des sentiments même les plus ténus, font merveille dans cet album.
La mise en couleurs de Dominique David en large à-plats, en teintes presque neutres, donne un cachet ancien, celui qui prévalait dans les BD des années 1950. Il restitue ainsi l’ambiance de cette époque.
Un mini-dossier de quatre pages présente l’histoire de la vallée, la ville de Nogales à cheval sur la frontière et le contexte qui a servi à nourrir l’imagination du scénariste.
De l’autre côté de la frontière conjugue avec maestria une belle intrigue, un aspect historique passionnant, le tout servi par le dessin d’un maître au sommet de son art.
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serge perraud
Jean-Luc Fromental (scénario), Philippe Berthet (dessin) & Dominique David (couleurs), De l’autre côté de la frontière, Dargaud, mars 2020, 72 p. – 15,99 €.