Fabrice Humbert, Biographie d’un inconnu

Un jeune auteur s’empare avec brio d’un thème fon­da­teur de la lit­té­ra­ture occi­den­tale : celui du double

Peu de thèmes, dans le champ lit­té­raire occi­den­tal, sont assu­ré­ment plus récur­rents que le thème du double. Grand para­doxe, pour­tant, si l’on songe que la culture occi­den­tale pri­vi­lé­gie d’abord en nous l’individuel et le sin­gu­lier. On se sou­vient du mot célèbre de Rim­baud : Je est un autre. Mais déjà Euri­pide, avant lui, quand Thé­sée fai­sait à son fils le reproche de n’aimer que lui-même à tra­vers Arté­mis, à quelle autre expé­rience entendait-il confron­ter son public, sinon à celle ren­voyant au pre­mier aspect de ce thème : non point l’amour de soi, mais celui de l’image que l’autre ren­voie de soi-même ? On sait que le nar­cis­sisme se défi­nit ainsi, la dupli­ca­tion du per­son­nage par des per­son­nages peu ou prou iden­tiques, appa­ren­tés et, bien que plus rare­ment, par­fois même sosies, fon­dant le second aspect du thème, ces der­niers pou­vant dès lors prendre forme d’objets qua­li­fiés de “tran­si­tion­nels” par Lacan, les­quels ne sont rien de moins que sym­bo­liques (chez le nour­ris­son, par exemple, le pouce vien­dra rem­pla­cer la pré­sence de la mère, comme ailleurs por­traits, sta­tues, bref, toutes repré­sen­ta­tions de la figure humaine, vien­dront en sub­sti­tu­tion des modèles aux­quels les adultes ont besoin de recou­rir pour se consti­tuer eux-mêmes en identités).

Maîtres d’œuvre d’une très remar­quable antho­lo­gie du fan­tas­tique reprise par Pocket à la fin des années soixante-dix, Jacques Goi­mard et Roland Stra­gliati ana­ly­saient fort bien la ques­tion en ouver­ture. Le lec­teur s’y repor­tera donc avec pro­fit, d’autant que les illus­tra­tions pro­po­sées à sa curio­sité consti­tuent un flo­ri­lège des œuvres les plus signi­fi­ca­tives du genre, à com­men­cer par une des plus uni­ver­sel­le­ment connues et des plus pas­sion­nantes, à défaut peut-être d’être la plus par­faite du strict de point de vue lit­té­raire : La Mer­veilleuse His­toire de Peter Schle­mihl, de l’écrivain alle­mand Alda­bert von Cha­misso (le récit de ce fameux per­son­nage ayant perdu son ombre…). On redé­cou­vrira là dans la suite aussi bien des récits de E.T.A. Hoff­mann, Ander­sen, Haw­thorne, Poe… jusqu’à James.

On ne sau­rait trop se féli­ci­ter qu’un jeune roman­cier encore peu connu du grand public, Fabrice Hum­bert, ins­crive son second roman dans un creu­set qui ne semble plus guère inté­res­ser les auteurs de sa géné­ra­tion. Car Bio­gra­phie d’un inconnu se rat­tache bien à la lignée roman­tique des conteurs cités plus haut. L’argument de départ est simple, voire banal : Tho­mas d’Entragues, écri­vain raté devenu par la force des choses auto­bio­graphe tarifé de célé­bri­tés spor­tives, se voit chargé par Vic­tor Dan­tès de rédi­ger la bio­gra­phie de Paul, son fils illé­gi­time qu’il n’a jamais ren­con­tré et dont il n’a aucune nou­velle. Or voilà quelques années que ce der­nier, ayant renoncé, après plu­sieurs échecs, à convaincre les pro­duc­teurs ciné­ma­to­gra­phiques fran­çais de finan­cer son pro­jet d’adaptation à l’écran du Voyage au bout de la nuit, de Céline, s’est envolé pour Hol­ly­wood où il comp­tait prendre sa revanche.

Trou­blante mis­sion pour Tho­mas, lui qui n’est plus guère que le sur­vi­vant d’un rêve. Un fan­tôme de lui-même, c’est-à-dire per­sonne au bout du compte, depuis qu’il s’est détourné de la tâche qu’il s’était fixée : faire œuvre d’écrivain. Cette tâche, Tho­mas l’avait pour­tant com­men­cée avec Les Géants. Un roman ambi­tieux, assu­ré­ment, mais aban­donné après quelques pages pour n’être jamais repris. Il ne peut alors s’empêcher d’opérer la com­pa­rai­son entre la vie de Paul et la sienne : tous les deux ont subi l’épreuve du ratage.
Ce qui m’avait per­mis (…) de si bien com­prendre Paul, écrit-il, c’est que j’avais connu moi aussi la dis­pa­ri­tion, que je m’étais enfoui en moi-même et dans mon appar­te­ment comme un escar­got dans sa coquille, et que j’avais écrit comme Paul avait filmé (…). Mais au moins il avait pris une déci­sion, ce que j’avais tou­jours été inca­pable de faire. 

Ainsi se pour­suit le roman, alter­nant les moments de vie de Tho­mas et de Paul, oppo­sant les par­ti­cu­la­ri­tés propres à cha­cun, les entre­la­çant au point par­fois de brouiller toute marque dis­tinc­tive. Si bien que le lec­teur, à mesure qu’il pro­gresse dans sa lec­ture, est peu à peu conduit à se deman­der si Paul Dan­tès existe réel­le­ment, s’il n’est pas, en somme, une créa­ture tout droit sor­tie du cer­veau malade d’un homme impuis­sant à se réa­li­ser autre­ment que par un jeu — fas­ci­nant ‑ de miroirs lui ren­voyant comme autant de reflets idéa­li­sés de lui-même, jusqu’alors confit dans l’inconsolable regret de n’avoir pas vécu la vie à laquelle il se croyait des­tiné. Et sans doute est-ce dans cette ambi­guïté savam­ment entre­te­nue par l’auteur que réside le prin­ci­pal inté­rêt de son roman construit comme un thril­ler : aucun des témoi­gnages que son per­son­nage reprend, aucun des épi­sodes du séjour de Paul aux États-Unis qui nous sont rap­por­tés n’échappe au soup­çon d’irréalité tan­dis que se mul­ti­plient les décou­vertes que le bio­graphe, parti sur les traces de son sujet, est censé faire sur son compte au fil de son périple.

Il s’agit là d’une fas­ci­nante varia­tion sur le thème du double que nous évo­quions en inci­pit. Nous regret­te­rons seule­ment que Fabrice Hum­bert n’oublie pas assez, en écri­vant, qu’il est éga­le­ment pro­fes­seur de fran­çais : son style est un peu trop sage à notre goût pour faire de ce roman, qui reste néan­moins pas­sion­nant de la pre­mière à la der­nière ligne, une réus­site par­faite. À moins bien entendu qu’il ne faille incri­mi­ner le seul Tho­mas d’Entragues, ce qui est peut-être le cas et ferait de lui, mal­gré ce défaut, un roman­cier pour le coup prometteur.

d. henique

   
 

Fabrice Hum­bert, Bio­gra­phie d’un inconnu, édi­tions Le Pas­sage, jan­vier 2008, 175 p. — 15,00 €.

 
     

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