Comme Juan Asensio, j’exècre les journalistes illettrés, secondés par l’analphabétisme dont la béquille est l’absence de lectures et une érudition dont rougirait le moindre biffin qui pose son éjaculat de poubelles sur une bâche pour gagner, lui, sa vie à hauteur de dignité humaine. Ainsi, dans La critique meurt jeune (Le Rocher, 2006), il évoque cette « communauté de nains » qui fait du journalisme littéraire le dernier handicap impossible à respecter.
Derrière cette détestation, il y a cette épique guéguerre entre la création et la composition, cet appel au retour de la jouissance dans l’esthétique, non stockée par le consumérisme, qui équivaut, si ce n’est à convoquer l’idée de dieu, du moins à réévaluer la théologie apophatique pour contrecarrer « ce processus de décomposition de l’Art que (les journalistes courtisent) ».
L’ascension avec Asensio est plus que plaisante car la compagnie ne dédaigne pas le ressac des abruptes difficultés. Nous voici avec Gadenne, Eckhart, Tarkovski, loin du « langage bancal, lui-même cancérisé, (qui) n’a pas pu accomplir ce que nous pourrions appeler son service minimum : éventer la médiocrité…, percer l’enflure ».
Car sauver l’art passe par la rédemption du langage et la sortie du parc durassique. Un des sujets d’Asensio est d’envoyer la bouée au langage pour éviter la noyade bien qu’il y ait une forme de révérence comique à mourir en mer. Au fond, tous les écrivains sont devenus des matelots ou des garde-côtes, scrutant l’infini tandis que l’horizon de couloirs des salles de rédaction le dénigre. Le langage se dégrade à mesure qu’il devient support d’une autobiographie dans la prolongation pathologique (en somme l’élongation) de celle des autres et ce, dans une diallèle incalculable, repliée sur elle-même, laissant croire que l’échelle des vies suffit à dire quelque chose.
Les moyens techniques de sonorisation et de télétransmission en décuplent les effets. Alors qu’aucune vie n’a d’intérêt, l’omnipotence de la péripétie biographique tend à rabougrir la pépite de l’épopée. Or, c’est justement l’autobiographie mise en abyme qui abolit l’intérêt de l’existence et dépiaute toute odyssée en délégitimant toute Iliade, toute acte de guerre et de siège qui agrandit la vie au-delà de la concession individuelle, même perpétuelle.
D’où cette littérature de coureurs de jupons, de violeurs, d’incestes, qui fait du fait divers l’oméga de l’aventure métaphysique ; littérature de fond de culotte et de crème pour les érythèmes fessiers. Ces romans « papa, maman », qu’Aragon avait déjà moqués dans La défense de l’infini, pullulent dans l’extase du moins que rien et du déjà-écrit. C’est « la satrapie de l’ennui ». On pourrait prendre cela à la rigolade car « il n’y a pas de cauchemar en soi, comme séparé de notre univers miraculeusement rassurant… Le monde absurde du tout-à-l’envers est déjà présent dans notre réalité, est peut-être même son visage secret ». Le parc durassique ne serait qu’un des écrits de K. Dick.
Juan Asensio est donc un auteur rare. Au propre, ses livres sont difficiles à trouver. Au figuré, il réfute à bon droit l’existence de presque tous les vivants sans posséder — et c’est heureux — cette indifférence aux morts qui le conduirait à être muet : j’aime les loups qui ne répugnent pas à croquer de la viande avariée, bien revêche « d’artistes » et celui qui enlève son chapeau, une fois les ânes mandatés ad patres, au passage des créateurs.
La plupart des mots ne signifient pas ce qu’ils signifient et, parfois, ils ne désignent pas même ce qu’ils désignent : le ketmân de Milosz l’a amplement exemplifié. Les mots ne désignant rien, il faut réinventer une langue d’initiés, un patois au milieu du sabir contemporain, une secte sévère et sèche de cœur. Ainsi, il est nécessaire de distinguer les écrivains des écrivants, les créateurs des artistes, les critiques des zazous. Une tâche immense est devant nous : reprendre de fond en comble le dictionnaire, l’histoire littéraire, rouvrir le bastringue contre le dancefloor en somme. Bref, il faut sauter « dans l’urinoir pour y chercher de l’or. Je suis vivant et vous êtes morts ».
Il faut déjouer les applaudissements afin que la tricherie qui assimile le clown (l’artiste, le performeur) et le créateur s’effondre. Il ne faut pas avoir les lèvres gercées sinon le sourire au coin des lèvres pourrait vous faire atrocement souffrir. L’avantage avec les créateurs est que le combat à court terme est toujours perdu. Il n’y a donc pas de mauvaise surprise. Seule la mort récompense… tristement.
Ainsi, qui se souvient d’un seul régnant du temps d’Homère ? Écrire anonymise. Quand on écrit, on est Personne. Il n’y a que, mort, qu’on devient quelqu’un comme Bernanos « confessant qu’il ne pouvait écrire que dans les cafés ». « L’écrivain doit surveiller constamment ses rapports avec son art, pour n’en pas devenir la dupe ». L’écrivain perd toujours à son échelle de temps. Le succès est toujours douteux pour ceux qui savent « voir et entendre ».
Avec Asensio, je pense que les lois de la thermodynamique ont trouvé une nouvelle application dans l’entropie généralisée des mots, de leur sens profond et de leur verdeur grammaticale ; il y avait les demi-savants, les semi-remorques de la culture comme hommage au caddie, nous faisons face à des peuplades éduquées approuvant leur illettrisme comme nouvel forme de l’héraldique. Être satisfait de sa sottise, n’est-ce pas criminel ?
Le « panem et circenses » actuel allie la combustion du short permanent, des droits de l’homme sans implication telle une sérénade ritualisée et l’outrance sans effet des performances qui performent au cul des vaches constipées. La bouse n’est plus même ce soleil des coprophages. On pourrait désespérer devant tant de cadavres en mouvement comme les suppliciées de Villa vortex de Dantec, devant tant de blancheur larvaire qui rappelle qu’il fut un temps où la couleur avait des ramifications symboliques.
On pourrait. Il y a tant de « presque » dans la vraie littérature, qu’il en demeure quelque chose dans la vraie critique. Les hommes d’aujourd’hui réussissent tous leur vie, régis par l’objet de plus et réifiés par le machin surnuméraire si bien que le surhomme surconnecté ressemble étrangement à un surmulot. Asensio nous montre que la critique ne meurt jeune que pour revivre jeune : les rides sont une affaire d’ignorance ; la jeunesse, une constellation d’indifférences.
On peut douter que l’art soit une vertu théologale de plus. On peut douter que notre époque soit plus écœurante qu’une autre. En revanche, je ne doute pas que Asensio soit un écrivain dont le talent consiste en partie à s’immiscer dans le talent des autres pour le faire briller. Mais pas seulement. Être critique sans monde à soi, c’est du journalisme, cette forme de tétraplégie en gros sabots. Se définir comme critique avec son univers particulier, c’est ce que j’appelle un écrivain véritable. Même sans sommet atteignable, l’ascension avec lui vaut la vertu caillouteuse de la marche, la seule qui permette avec Stasiuk, Moreau, Zviaguintsev, Friche, J. Farges de croire, « à n’y pas croire », à la création.
Nota bene : Napoléon en exil, les aristocrates de retour avec Louis XVIII ne cessaient de réclamer. L’un d’entre eux, officier de marine, dont la carrière s’était arrêtée sous la Révolution, demanda à être nommé contre-amiral, grade qu’il aurait dû atteindre sans elle. Le Ministre de la Marine de Louis XVIII lui fit répondre : « Vous êtes nommé contre-amiral. Malheureusement, vous avez été tué à Trafalgar ».
N’est-ce pas un hommage prophétique à la prétention de nos écrivants ?
valery molet