Par les villages (Peter Handke / Sébastien Kheroufi)

© Chris­tophe Ray­naud de Lage 

Puis­santes injonc­tions d’atavisme territorial

La repré­sen­ta­tion com­mence dans le grand hall de la manu­fac­ture des œillets. On a dis­posé deux ran­gées de chaises devant le bar, mais tous les spec­ta­teurs ne peuvent pas s’asseoir. De la mez­za­nine, se répand un chant afri­cain comme une fer­vente lamen­ta­tion. Plu­sieurs langues se mêlent pour consti­tuer un dia­logue qui s’efforce de pré­sen­ter une nar­ra­tion géné­rique : le pro­pos asso­cie des faits — ténus — et des injonc­tions – puis­santes. A tra­vers une inter­ro­ga­tion sur la trans­for­ma­tion des espaces et sur la per­pé­tua­tion de la tra­di­tion, se déve­loppe le ques­tion­ne­ment exis­ten­tiel de per­sonnes qui cherchent à s’émanciper, sans jamais par­ve­nir à maî­tri­ser leur effort de sagesse pro­fane. Une fois ins­tallé dans la salle, à l’étage, on découvre une femme, une opé­ra­trice de sur­face qui lave le plan­cher conscien­cieu­se­ment, tou­jours au même endroit. Il s’agit de l’amie du frère du pre­mier ora­teur fran­co­phone, dont les répliques pré­sentent le milieu défa­vo­risé des tra­vailleurs assi­gnés à leur condition.

Les des­crip­tions qui sont faites sont des expres­sions d’aspirations pro­fondes. Il est tou­jours ques­tion d’explorer la teneur de l’existence à tra­vers l’investigation de l’aspect de nos habi­ta­tions. La ren­contre entre les membres de la même fra­trie est l’occasion d’une confron­ta­tion de classe. C’est un cri de déses­poir de ceux qui ne comptent que dans le regard — for­cé­ment condes­cen­dant – de ceux qui comptent.
On assiste à une impré­ca­tion inci­sive contre la classe domi­nante. Le pro­pos oscille tou­jours entre le nar­ra­tif et l’interprétation à voca­tion théo­rique. Une pré­sen­ta­tion acerbe de notre orga­ni­sa­tion sociale fon­ciè­re­ment dis­cri­mi­nante résulte de la confron­ta­tion impi­toyable entre les proches éloi­gnés. C’est la déré­lic­tion des struc­tures intimes qui est dépeinte ; cha­cun se cherche dans un lien qui ne laisse pas de dis­pa­raître. Les pas, les gestes élé­men­taires des­sinent des pers­pec­tives régres­sives, alors même que les per­son­nages for­mulent dans leurs invo­ca­tions comme un défi à l’avenir.

Sans cesse est res­sas­sée l’irrépressible oppres­sion ; de là émerge une sourde et pro­fonde révolte, cher­chant à se ragaillar­dir aux sources de son propre élan. Contre la tra­di­tion, contre la déter­mi­na­tion, on tend à la réso­lu­tion. Tous les membres de l’assemblée se font face, déployant un grand céré­mo­nial ; mais le phan­tasme de l’unité ne sub­siste plus que chez les pri­vi­lé­giés.
Sébas­tien Khe­roufi construit une scé­no­gra­phie enga­gée, explo­rant les frac­tures du monde, de façon tan­tôt dyna­mique, tan­tôt her­mé­tique (en rai­son d’envolées méta­phy­siques un peu gran­di­lo­quentes), n’échappant pas aux accents pas­séistes d’une pers­pec­tive éri­geant l’antérieur en idéal. Le texte de Peter Handke a ses lon­gueurs que la com­pa­gnie La tendre Len­teur ne par­vient pas à estom­per. A terme, inter­vient à contre­temps une décla­ra­tion pro­phé­tique en faveur de la doci­lité, de la dis­po­ni­bi­lité, de la proxi­mité ; en dépit de la fer­veur de la rap­peuse Casey, ce long mono­logue aux accents spi­ri­tuels détonne avec l’ensemble du spectacle.

chris­tophe giolito

 

Par les vil­lages
de Peter Handke
Mise en scène Sébas­tien Kheroufi 

Avec Amine Adjina, Anne Alvaro, Casey, Hayet Dar­wich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Ben­ja­min Gran­gier, Gwe­naëlle Mar­tin, Lyes Salem et en alter­nance Dou­nia Bou­kersi et Bilaly Dicko, Sofia Med­joubi et Hen­riette Samaké.

Assis­ta­nat à la mise en scène Laure Marion ; tra­duc­tion de l’allemand Georges-Arthur Gold­sch­midt (Paris, Gal­li­mard, 1983) ; col­la­bo­ra­tion à la dra­ma­tur­gie Félix Dutilloy-Liégeois ; avec la com­pli­cité de Laurent Sau­vage ; régie géné­rale Malou­nine Buard ; scé­no­gra­phie Zoé Pau­tet ; sta­giaire scé­no­gra­phie Zoé Logie de Mer­san ; cos­tumes Cloé Robin ; créa­tion lumière Enzo Ces­catti ; créa­tion sonore Matéo Esnault ; avec la par­ti­ci­pa­tion excep­tion­nelle des habi­tants et habi­tantes d’Ivry-sur-Seine ; avec le sou­tien et la bien­veillance de l’auteur, Peter Handke.

 Au Théâtre des Quar­tiers d’Ivry, Centre dra­ma­tique natio­nal du Val-de-Marne, Manu­fac­ture des Œillets, 1 place Pierre Gos­nat, 94200 Ivry-sur-Seine, le 31 jan­vier à 20h, le 1er février à 20h, le 2 février à 20h, le 3 février à 18h, le 4 février à 16h, le 9 février à 20h, le 10 février à 18h, le 11 février à 16h. 01 43 90 11 11. En ligne www.theatre-quartiers-ivry.com

Pro­duc­tion Com­pa­gnie La tendre len­teur, Théâtre des Quar­tiers d’Ivry — CDN du Val-de-Marne dans le cadre de son asso­cia­tion avec Sébas­tien Khe­roufi. La Com­pa­gnie La tendre len­teur est accom­pa­gnée par le bureau de pro­duc­tion des Aventurier.e.s dirigé par Phi­lippe Cha­maux – Tho­mas Degroïde, chargé de pro­duc­tion • Copro­duc­tion Les Spec­tacles Vivants, Centre Pom­pi­dou, Théâtre de Corbeil-Essonnes — Grand Paris Sud • Construc­tion décor Ate­liers du Théâtre Gérard Phi­lipe — Centre dra­ma­tique natio­nal de Saint-Denis • Avec le sou­tien du minis­tère de la Culture – Direc­tion régio­nale des affaires cultu­relles d’Île-de-France, des Ate­liers Médi­cis, de L’Azimut, du Fonds Poro­sus, du dis­po­si­tif d’insertion pro­fes­sion­nelle de l’ENSATT, du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédien.nes de l’ESADPSPBB, du PSPBB et du minis­tère de la Culture dans le cadre du dis­po­si­tif Culture Pro, de Cro­mot - Mai­son d’artistes et de pro­duc­tion, du Jeune Théâtre Natio­nal, et de l’association Ber­gers en Scène d’Ivry. Ce pro­jet est lau­réat 2023 du Fonds régio­nal pour les talents émer­gents (FoRTE), financé par la Région Île-de-France.

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