© Christophe Raynaud de Lage
Puissantes injonctions d’atavisme territorial
La représentation commence dans le grand hall de la manufacture des œillets. On a disposé deux rangées de chaises devant le bar, mais tous les spectateurs ne peuvent pas s’asseoir. De la mezzanine, se répand un chant africain comme une fervente lamentation. Plusieurs langues se mêlent pour constituer un dialogue qui s’efforce de présenter une narration générique : le propos associe des faits — ténus — et des injonctions – puissantes. A travers une interrogation sur la transformation des espaces et sur la perpétuation de la tradition, se développe le questionnement existentiel de personnes qui cherchent à s’émanciper, sans jamais parvenir à maîtriser leur effort de sagesse profane. Une fois installé dans la salle, à l’étage, on découvre une femme, une opératrice de surface qui lave le plancher consciencieusement, toujours au même endroit. Il s’agit de l’amie du frère du premier orateur francophone, dont les répliques présentent le milieu défavorisé des travailleurs assignés à leur condition.
Les descriptions qui sont faites sont des expressions d’aspirations profondes. Il est toujours question d’explorer la teneur de l’existence à travers l’investigation de l’aspect de nos habitations. La rencontre entre les membres de la même fratrie est l’occasion d’une confrontation de classe. C’est un cri de désespoir de ceux qui ne comptent que dans le regard — forcément condescendant – de ceux qui comptent.
On assiste à une imprécation incisive contre la classe dominante. Le propos oscille toujours entre le narratif et l’interprétation à vocation théorique. Une présentation acerbe de notre organisation sociale foncièrement discriminante résulte de la confrontation impitoyable entre les proches éloignés. C’est la déréliction des structures intimes qui est dépeinte ; chacun se cherche dans un lien qui ne laisse pas de disparaître. Les pas, les gestes élémentaires dessinent des perspectives régressives, alors même que les personnages formulent dans leurs invocations comme un défi à l’avenir.
Sans cesse est ressassée l’irrépressible oppression ; de là émerge une sourde et profonde révolte, cherchant à se ragaillardir aux sources de son propre élan. Contre la tradition, contre la détermination, on tend à la résolution. Tous les membres de l’assemblée se font face, déployant un grand cérémonial ; mais le phantasme de l’unité ne subsiste plus que chez les privilégiés.
Sébastien Kheroufi construit une scénographie engagée, explorant les fractures du monde, de façon tantôt dynamique, tantôt hermétique (en raison d’envolées métaphysiques un peu grandiloquentes), n’échappant pas aux accents passéistes d’une perspective érigeant l’antérieur en idéal. Le texte de Peter Handke a ses longueurs que la compagnie La tendre Lenteur ne parvient pas à estomper. A terme, intervient à contretemps une déclaration prophétique en faveur de la docilité, de la disponibilité, de la proximité ; en dépit de la ferveur de la rappeuse Casey, ce long monologue aux accents spirituels détonne avec l’ensemble du spectacle.
christophe giolito
Par les villages
de Peter Handke
Mise en scène Sébastien Kheroufi
Avec Amine Adjina, Anne Alvaro, Casey, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Gwenaëlle Martin, Lyes Salem et en alternance Dounia Boukersi et Bilaly Dicko, Sofia Medjoubi et Henriette Samaké.
Assistanat à la mise en scène Laure Marion ; traduction de l’allemand Georges-Arthur Goldschmidt (Paris, Gallimard, 1983) ; collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois ; avec la complicité de Laurent Sauvage ; régie générale Malounine Buard ; scénographie Zoé Pautet ; stagiaire scénographie Zoé Logie de Mersan ; costumes Cloé Robin ; création lumière Enzo Cescatti ; création sonore Matéo Esnault ; avec la participation exceptionnelle des habitants et habitantes d’Ivry-sur-Seine ; avec le soutien et la bienveillance de l’auteur, Peter Handke.
Au Théâtre des Quartiers d’Ivry, Centre dramatique national du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine, le 31 janvier à 20h, le 1er février à 20h, le 2 février à 20h, le 3 février à 18h, le 4 février à 16h, le 9 février à 20h, le 10 février à 18h, le 11 février à 16h. 01 43 90 11 11. En ligne www.theatre-quartiers-ivry.com
Production Compagnie La tendre lenteur, Théâtre des Quartiers d’Ivry — CDN du Val-de-Marne dans le cadre de son association avec Sébastien Kheroufi. La Compagnie La tendre lenteur est accompagnée par le bureau de production des Aventurier.e.s dirigé par Philippe Chamaux – Thomas Degroïde, chargé de production • Coproduction Les Spectacles Vivants, Centre Pompidou, Théâtre de Corbeil-Essonnes — Grand Paris Sud • Construction décor Ateliers du Théâtre Gérard Philipe — Centre dramatique national de Saint-Denis • Avec le soutien du ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France, des Ateliers Médicis, de L’Azimut, du Fonds Porosus, du dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT, du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédien.nes de l’ESAD — PSPBB, du PSPBB et du ministère de la Culture dans le cadre du dispositif Culture Pro, de Cromot - Maison d’artistes et de production, du Jeune Théâtre National, et de l’association Bergers en Scène d’Ivry. Ce projet est lauréat 2023 du Fonds régional pour les talents émergents (FoRTE), financé par la Région Île-de-France.