Contre-Vox
Le tour de ” vice” de Bélégou est celui d’un fin limier : “Quoiqu’on fasse, quelle que soit la volonté d’inventer une fiction, un film est toujours le documentaire de son propre tournage.”, cite-t-il à propos d’A. Bergala.
Mais le photographe par essence crée donc un pacte avec la poésie de l’image animée. En reviennent quelques fragments en forme de rose. Le miracle en trou normand a donc eu lieu. Ou plutôt une miraculée : femme, modèle, amante et (surtout pour l’artiste) Muse…
Tourné à la fin de l’été 2023, La Muse est un film en longs plans séquence, pour la plus grande part en plans fixes et lumière naturelle. La jeune femme, interprétée par Chloé Lindau, incarne l’archétype du modèle d’artiste. Mais il s’agit dans le même temps d’un portrait minutieux, d’où l’importance accordée au Visage.
D’où le double enjeu d’un tel travail : “Portrait cinématographique introduit par un prologue filmé sur la côte normande, ponctué de séances de poses, d’apparitions nocturnes fantasmatiques, le film a laissé une large marge d’improvisation au moment du tournage.”, précise Bélégou.
Paradoxalement, l’artiste n’apparaît jamais directement. Tout est implicitement suggéré par la voix, les bruits des déplacements, les instants des respirations, l’apparition des mains. Mais habile séductrice presque perverse par volonté, Chloé Lindau crée “les regards caméra de la comédienne.“
De plus, le texte est un journal de travail d’artiste, instantané et témoignage sur le processus de création lu en voix off par la comédienne. Il est issu des années 1980/85 entre la première exposition (Empreintes/Traces) et l’esquisse du Manifeste Noir Limite. Ce sont alors les années fondatrices de l’œuvre. Un son direct s’y mêle par instants. Par ailleurs, le film possède une large part autobiographique.
Chaque fragment devient un glissement progressif sous le souffle de la femme dans des espaces du possible désir et l’espoir du jouir. En ce sens, le texte résonne comme une invocation, une prière détournée, une manière d’anticiper ce qui pourrait arriver. Il s’agit du toucher plutôt que de toucher en une sorte de rite, d’autant qu’un tel texte prouve combien il n’existe pas d’avènement de l’amour sans un sens du rite plus ou moins programmé.
On comprend combien Bélégou n’a d’yeux et dieu que pour La Muse au moment où le monologue-hommage devient la nécessaire ruine de la parole opératique au profit d’une parole opéra à travers des images qui ouvrent à tous les sens possibles plutôt que leur matière même. La cuirasse du silence et des bruits fait jaillir les battements de coeur et répondent à la question centrale : “Est ce que vous savez, vous, ce que c’est que l’Amour?”
On se souvient alors d’un des plus beaux poèmes de la langue française :
”- Mais n’allais-tu pas me toucher?
— J’aimerais être à qui le destin réserve vos secrets”.
Il faut imaginer Bélégou en Mallarmé et sa Muse en Hérodiade, aussi symbolique que pulpeuse en ses charmes magiciens. La femme et l’homme sont “affectés” différemment mais envahis du même mouvement.
A eux deux, la double face de la défaillance au centre d’un trouble schizophrénique. Il sera son cri, le cri rompu du silence lorsqu’il jouira en elle. Elle est dans la césure — comme elle est dans le centre. D’un côté l’irréductible destruction du centre, de l’autre le trop de corps. Le tout dans un seul espoir : que l’actrice efface les mots de l’artiste car ils ne sont que la relation anticipée vers la possibilité du silence.
De fait, le texte l’appelle avant que la femme se moque (éventuellement — sait-on jamais…) du créateur d’un tel envoi et lui assène à l’occasion par intermittence un : “Pardonne lui, mon dieu, il ne sait pas ce qu’il dit”.
jean-paul gavard-perret
Jean-Claude Bélégou, La Muse, 2023, https://www.belegou.org