Une fable “fantasticomique” et burlesque
À Paris, les gens font la queue pour visiter le musée du Louvre. A l’entrée, des bacs, comme dans les zones de contrôle des aéroports, permettent aux hommes de plus de dix-huit ans de déposer tous leurs vêtements. C’est le nouveau protocole. A l’intérieur les dames et les enfants restent habillés mais les hommes sont nus. Par endroit, des « Cabines de redescente émotionnelle » permettent de soulager des tensions. Pourquoi une telle situation ?
Six mois avant, des ados se photographient tenant les seins de statues, caressent leurs fesses. Des hommes font des remarques désobligeantes, lancent des regards lubriques, ont des gestes déplacés.
Teresa fume une cigarette avec Nadir avant d’aller travailler. Elle fait le ménage depuis trente ans, il est gardien de nuit depuis deux ans et étudiant le jour. Elle lui fait part de son souci. Elle entend, et elle parle, aux statues, aux femmes dans les tableaux. Les dames nues se plaignent du manque de respect des hommes. Elles veulent se révolter.
Teresa leur promet de parler de leurs revendications au directeur. Lorsque le lendemain elle expose la situation il l’a prend pour une folle et la licencie. Elle demande à Nadir d’expliquer qu’elle a échoué. Les statues deviennent invisibles, vite suiviespar les dames nues des tableaux. L’incompréhension, puis la panique s’empare des responsables qui, dans un premier temps, ferment le musée en attendant de trouver une solution…
Avec ce nouvel album, l’auteure fait du corps féminin le sujet principal pour dénoncer la façon dont il est sexualisé, dont il est montré aux yeux de tous et la manière dont il est traité dans les œuvres. La nudité masculine, largement dévoilée par la statuaire grecque, puis romaine, est la plupart du temps l’illustration de la force et du courage. Celle des femmes se décrit dans des positions de soumission, voire d’humiliation.
Il faut dire que, tant dans la mythologie grecque que dans la Bible, les scènes décrites ont été le prétexte à mettre les femmes en position vulnérable, à la merci des hommes. Zelba prend l’exemple significatif de Suzanne (Bible — Livre de Daniel, Chap. 13), femme belle et pieuse, surprise dans son bain. Parce qu’elle ne veut pas leur céder, elle est accusée d’adultère par deux vieux juges, mais innocentée par Daniel. L’auteure montre alors quelques traitements que les artistes ont fait de cette situation, allant même à la montrer provocatrice. Personne n’a illustré la reconnaissance de son innocence et la lapidation des deux lubriques.
Elle définit la place des femmes artistes, leurs difficultés pour exister, contraintes souvent de suivre les mêmes codes que leurs pendants masculins en faisant des nus. Elle révèle qu’il n’y a que VINGT-NEUF femmes artistes dont des œuvres sont exposées au Louvre contre plusieurs centaines, voire plus, de messieurs. Et elle montre aussi le décalage dans le quotidien, le harcèlement vécu journellement par les femmes, la discrimination pour les postes de travail.
Si les arguments de Zelba sont solides, pertinents, judicieux et étayés, elle manie l’humour avec délice, n’hésitant pas à affirmer ses démonstrations au premier degré mais user avec maestria du second degré. Et c’est un régal !
Il faut saluer les responsables du musée d’avoir accepté de co-éditer cet album, une belle démonstration et dénonciation du statut de la femme et de la manière dont son corps est exploité. C’est également un hommage à ceux qui travaillent au quotidien dans le plus grand musée du monde.
Avec un dessin très particulier, entre caricature et semi-réalisme, mais très académique quand il s’agit de reproduire les œuvres qui entrent dans les planches, Zelba donne des pages denses, splendides dans leur cadre éclaté.
Un superbe album qui traite en profondeur, et avec humour cependant, d’un sujet bien intolérable et que l’auteure termine sur un joli pied-de-nez.
serge perraud
Zelba, Le grand incident, Futuropolis et Louvre éditions, août 2023, 128 p. — 23,50 €.