Les Editions espaces 34, fidèles à leur ligne éditoriale, ouverte sur les écritures contemporaines du monde entier, publient ces dernières années, des pièces japonaises traduites, notamment deux textes de Kuro Tanino dont The Dark Master, inspirée de l’oeuvre du mangaka Marley Caribu.
La version originale date de 2016 et la traduction de Mijako Slocombe paraît cette année. Avant sa publication, la pièce a été montée en France, dans le cadre du Festival d’Automne en 2018.
Ce qui frappe dans cette pièce, c’est d’abord la coïncidence de son dispositif et de son propos. L’auteur, en effet, stipule que chaque spectateur sera équipé d’une oreillette et que les plats et recettes dont il est question, seront réalisés pour de vrai, dans un souci de diffuser leur odeur dans la salle. Rodrigo Garcia expérimenta jadis la chose.
L’un des deux personnages principaux (le jeune) se verra lui aussi muni de gré ou de force par le patron du restaurant d’un tel appareil. Le patron en son absence sur le plateau (le rez-de chaussée du restaurant) dictera, à la manière d’un souffleur de théâtre ou d’une régie de télévision, les gestes que le nouvel arrivant devra effectuer ainsi que les propos qu’il devra tenir face à la clientèle constituée d’hommes et de femmes, d’un humoriste, d’un Chinois.
La cuisine a sans doute quelque chose à dire sur le pouvoir. Les recettes sont linguistiquement impératives et supposent une répartition des actions entre le Chef, le Master, et ses exécutants. Elle suppose que le dire se fasse immédiatement faire.
Il y a peut-être là à considérer enfin la matière dramatique comme une théâtralité particulière fonctionnant comme celle qui met en relation le metteur en scène et ses comédiens, qui jouent selon ses propositions, ses commandements parfois. L’anglais ne parle-t-il pas de stage director ?
Le texte élaboré selon une chronologie précise d’une nuit à l’autre, selon des journées qui s’écoulent, débute comme une scène de genre : l’arrivée dans un petit restaurant d’Osaka, qui a fermé pour la clientèle, d’un jeune homme qui traverse le pays, en routard avec son sac à dos. Le patron assez peu aimable finit par le recevoir et lui prépare une omelette au riz qu’il apprécie. La situation bascule lorsque le restaurateur décide de quitter la salle et de placer le jeune voyageur dans sa propre position, jouant en quelque sorte, son rôle :
«… je te soufflerai à l’oreillette les instructions pour cuisiner, et tu n’auras qu’à les suivre. ».
C’est tout le lieu en fait, qui est sous le contrôle des caméras, des écrans, à la manière de la société actuelle. D’ailleurs à un moment, un écran dévoile des images de surveillance provenant du monde entier. Les clients se succèdent et le « jeune » satisfait leur commande respective de plat.
Mais en vérité, le personnage du patron, qui finira par s’effacer, fait de son remplaçant, un prisonnier. En effet, il doit rester en permanence dans le restaurant. Il le manipule jusqu’au point de lui imposer une escort girl, Narumi. Les deux chansons qui illustrent cet enfermement désespérant traduisent chagrin d’amour et destin victimaire. On entendra au début et à la fin de la pièce, la chanson yiddish, rendue célèbre en anglais par Joan Baez, Donna Donna qui fait résonner la plainte d’un jeune veau promis à l’abattoir et une chanson d’amour perdu des années 60, chantée par Skeeter Davies, The end of the world.
Lorsque le jeune sera capable de refaire les recettes par lui-même, que les affaires seront florissantes, tout pourra recommencer, sans espoir de libération : un adolescent franchira la porte du restaurant et à son tour, sera sous l’emprise de son maître .
marie du crest
Kuro Tanino, The Dark Master, traduit du japonais par Miyako Slocombe, collection théâtre en traduction, Editions espaces 34, 100 p. — 14,00 €.