Meryon & Baudelaire, Paris, 1860

Aux envi­rons de 1860, Meryon et Bau­de­laire se ren­contrent et ima­ginent de faire un livre ensemble. Ce pro­jet ne verra pas le jour de leur vivant…

Il y a quelque sor­cel­le­rie à réa­li­ser ce qui ne l’a pas été, dit Jacques Damade à la fin de sa pré­face, juste avant d’exposer l’intention qui a sous-tendu la publi­ca­tion de Paris, 1860 — le désir de mener à son terme une entre­prise qui n’a existé qu’à l’état de pro­jet, de rêve entre deux artistes hors du com­mun, l’un gra­veur l’autre poète : Charles Meryon et Charles Bau­de­laire. Quel pro­jet ? Un livre qui réuni­rait les eaux-fortes de l’un et les poèmes de l’autre, autour de cette tour­mente gron­dante qu’est devenu Paris entre les mains du baron Hauss­mann. C’est d’ailleurs sous le signe du séisme hauss­man­nien qu’il place sa pré­face, en citant en exergue ces deux vers tirés du “Cygne” :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mor­tel)

De la sor­cel­le­rie ? Ne faudrait-il pas plu­tôt voir dans sa démarche le pen­dant édi­to­rial de la démiur­gie roma­nesque ? Un auteur de roman fait-il autre chose que de réa­li­ser ce qui ne l’a pas été, en s’emparant de faits et de per­son­nages réels pour les refondre, les trans­for­mer, les plier aux lois de son ima­gi­naire ? En réunis­sant selon son intui­tion les Tableaux pari­siens de Bau­de­laire et les dix-huit Eaux-fortes sur Paris de Meryon, Jacques Damade agit en roman­cier, et c’est avec l’art d’un conteur — mais qui aurait des pré­cau­tions d’historien, citant moult docu­ments, n’avançant rien qui ne soit attesté ici ou là — qu’il struc­ture sa pré­face : après une brève intro­duc­tion, il va déve­lop­per l’histoire de la ren­contre des deux hommes, la genèse de leur pro­jet livresque en reve­nant en amont, usant désor­mais du pré­sent de l’indicatif — nous sommes, à ses côtés, au cœur de son récit, lisant par-dessus son épaule les dif­fé­rentes lettres qu’il déplie l’une après l’autre et dont il lie le contenu par des inter­ven­tions nar­ra­tives pleines d’allant qui sou­lignent com­bien Meryon et Bau­de­laire sont frères d’âme. L’écrivain Wal­ter Ben­ja­min, cité en fin de volume dans la seconde annexe regrou­pant divers témoi­gnages sur Meryon, dira d’eux :
Le poète et le gra­veur étaient unis par des affi­ni­tés élec­tives. Ils sont nés la même année (1821) et ils sont morts à quelques mois d’intervalle, tous les deux soli­taires, tous les deux gra­ve­ment malades.

Pour­tant, mal­gré ces affi­ni­tés élec­tives et le désir fédé­ra­teur de l’imprimeur Delâtre, le livre com­mun ne naî­tra jamais : les Eaux-fortes sur Paris et les Tableaux pari­siens pour­sui­vront sépa­ré­ment leur route au long de la pos­té­rité. Jusqu’à ce que Jacques Damade décide de les réunir. De quel droit ? (…) Le livre réa­lisé par les deux hommes aurait-il réel­le­ment res­sem­blé à celui-ci ? s’interroge-t-il. Ces scru­pules l’honorent. Mais ces ques­tions n’ont, au fond, pas lieu d’être. Le droit dont il use est celui que s’arroge un roman­cier — et que per­sonne en géné­ral ne songe à lui dénier. Il s’approprie ainsi le pro­jet laissé à l’abandon ; le livre né aujourd’hui est devenu plei­ne­ment le sien puisqu’il en est le maître d’œuvre et que c’est à lui seul qu’on en doit l’architecture : la pré­face, la façon dont se suc­cèdent poèmes et images, l’adjonction de divers docu­ments com­plé­men­taires, la table des eaux-fortes et, enfin, les notes. 

Sous la cou­ver­ture un peu aus­tère, dont le brun moiré évoque de vagues volutes qui font son­ger à “La Pipe” et d’où s’apprêterait à sur­gir quelque vision fan­tas­ma­tique — à moins qu’elles ne rap­pellent ces fumées volant au-dessus des toits figu­rant sur presque toutes les gra­vures de Meryon — viennent des feuillets d’un beau papier lisse et mat, de teinte légè­re­ment crème où poèmes et gra­vures sont par­fai­te­ment mis en page et alternent de telle manière, en effet, que puisse bruire ce dia­logue entre leurs œuvres dans un monde qui change qu’a sur­pris Jacques Damade.
Mal­gré ce superbe tra­vail de fabri­ca­tion, rien n’est moins évident que d’entendre cette parole-là. Il y a bien une fra­ter­nité entre les poèmes et les eaux-fortes et l’on sent que les deux hommes sont pareille­ment émus de ce qu’Haussmann et Napo­léon III imposent à Paris. Mais les vers de Bau­de­laire, en dépit du titre donné à l’ensemble, pour­raient, au fond, être de n’importe où — la “men­diante rousse”, “les sept vieillards”, les démons qui cognent aux volets et à l’auvent peuvent se ren­con­trer dans n’importe quelle ville qu’aurait épié de son œil hanté le poète. Tan­dis que les gra­vures de Meryon, elles, ne sont que de Paris : certes empreintes d’un oni­risme étrange — il n’est qu’à voir les cieux peu­plés de créa­tures volantes dont le gra­veur a entouré le minis­tère de la Marine (p. 105) ou la tou­relle dite “de Marat”, rue de l’école de Méde­cine (p. 89) — elles res­tent, en ce qui regarde l’architecture, d’un réa­lisme sans faille que Gus­tave Gef­froy, cité en fin de volume, qua­li­fie en ces termes :
Des pay­sages de ville, des places, des rues, des monu­ments, des mai­sons, des toits, des fenêtres, des mou­lures, des pierres — d’une mise en place exacte, rigide, abso­lue — la réa­lité sans une erreur, sans une faute.

En voyant ainsi réunis les poèmes de Bau­de­laire et les gra­vures de Meryon, on com­prend ce qui a pu ame­ner ces deux artistes à s’apprécier et à envi­sa­ger un pro­jet com­mun. Mais on com­prend en même temps pour­quoi il n’a pas abouti. Sans doute le fait que Meryon ait eu l’habitude de gra­ver des vers à même le cuivre, asso­ciés à ses des­sins, eut-il une bonne part dans cet échec. Mais l’on peut tout aussi bien attri­buer celui-ci à la sin­gu­la­rité riche et sombre de l’univers que chaque artiste a déve­loppé au moyen de l’art qu’il maî­trise le mieux. Deux uni­vers, jus­te­ment, si sin­gu­liers, riches et sombres qu’ils ne sau­raient s’accommoder l’un de l’autre ; nulle com­plé­men­ta­rité pos­sible : ils ne peuvent s’épanouir que de manière autonome.

Le tra­vail démiur­gique de Jacques Damade ne par­vient pas à for­cer le dia­logue entre les deux uni­vers et, para­doxa­le­ment, en réa­li­sant ce livre il montre très clai­re­ment pour­quoi il ne peut exis­ter vrai­ment — c’est-à-dire consa­crer une réelle com­mu­nion entre les œuvres des deux hommes. Et peut-être est-ce par là qu’il acquiert son irrem­pla­çable valeur docu­men­taire : en accom­plis­sant une “uto­pie”, il expose avec une inéga­lable acuité pour­quoi la ren­contre au sens fort entre Bau­de­laire et Meryon n’a pas pu avoir lieu.
Témoin d’une ren­contre avor­tée, ce livre donne à per­ce­voir les accords com­plexes — donc conflic­tuels — qui se sont noués non pas entre deux artistes mais entre deux âmes. Construit comme un dos­sier d’études, enri­chi d’annexes et de réfé­rences pré­cises, il est d’une remar­quable valeur docu­men­taire et, pour uto­pique qu’il soit, apporte néan­moins une belle pierre à l’histoire lit­té­raire. 

isa­belle roche

   
 

Meryon & Bau­de­laire, Paris, 1860 (pré­face et annexes de Jacques Damade), La Biblio­thèque coll. “Les Uto­pies de La Biblio­thèque”, 2001, 20x24 cm, 137 p. — 24,00 €.

 
     
 

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